Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que depuis quelques années sur Internet de plus en plus de monde s’identifie comme porteur de l’une ou l’autre pathologie dans une démarche très revendicatrice, communautariste et identitaire. Le premier point que je voudrais relever, c’est que je trouve ça très bien et même essentiel que la parole se libère au sujet de la santé, mentale comme physique, et sur les questions d’inclusivité, sociétales au sens large.
Mais je voudrais rappeler que le but premier de ces démarches d’inclusivité est justement d’intégrer les personnes en situation de handicap non pas en raison de ou en dépit de leur handicap, mais bien en temps qu’individus à part entière… Et que de vous voir vous résumer vous-mêmes à des états pathologiques m’angoisse profondément. C’est la raison pour laquelle on avait créé ce néologisme de « personne avec handicap »: parce que ces personnes vivent avec un handicap qui ne les résume pas, et que cela ne doit en aucun cas être la première chose que l’on voit d’eux, en dépit d’une humanité inaltérée, égale en droits, devoirs et besoins. « Je suis José, j’adore travailler le bois, manger des pierogis et danser la bossa » VS « je suis José, je suis schizo ». Et c’est beaucoup ainsi que vous vous étiquetez vous-même sur Internet.
On parle donc ici d’essentialisme, ce qui est très déconcertant parce que c’est le public qui se l’inflige à lui-même justement à un moment où la médecine allopathique en perçoit enfin les dangers et s’en éloigne pour se diriger vers une prise en charge plus holistique de sa patientèle (replacer la parole du patient au centre plutôt que la perception qu’on a de lui, et le replacer non seulement dans son historique médical, mais aussi émotionnel, familial et social).
On observe également des critères diagnostiques qui s’élargissent de plus en plus pour finalement englober des patients qui n’auraient pas été considérés originellement comme atteints , et, ce qui semble inédit dans l’histoire de la médecine, ces modifications se font sous l’influence du public plus que des chercheurs. Or, cette tendance accrue à la pathologisation de la norme n’est pas sans danger, et ce à plusieurs titres.
L’un des premiers dangers identifiables de cette « surpathologisation » du « normal », c’est le risque de s’enfermer dans une prophétie auto-réalisatrice : une fois qu’on a identifié ce diagnostic perçu comme une parfaite définition de ce que l’on est, plus on le considère comme partie intégrante de son identité et plus on va modifier ses comportements ou accentuer des comportements préexistants pour coller à la description dudit diagnostic ou à l’idée qu’on s’en fait, aggravant en fait son état. On peut aller jusqu’à « tordre » et réinterpréter les critères diagnostiques – de toutes façons de plus en plus flous – en faveur de sa conviction. Ce phénomène porte même un nom : l’effet Barnum.
Or il faut rappeler que le but premier d’un diagnostic est d’identifier le problème afin de déterminer les meilleures méthodes pour le résoudre, soit par la guérison, ce qui est l’objectif idéal, soit par le contrôle de la maladie quand le but de la guérison n’est pas atteignable.
J’arrête ici tous ceux qui me diraient que telle ou telle atteinte n’est pas une maladie mais une différence. Oui, c’est une différence, mais ce concept est en soi un sophisme : la numération sanguine d’un anémique est aussi une différence, tout comme la densité osseuse d’un porteur de la maladie des os de verre, ou la composition cellulaire d’une personne atteinte d’un cancer. Ces différences, pourtant, si elles ne péjorent pas toujours le pronostic vital du porteur (ce qui est le cas dans l’autisme par exemple), altèrent cependant significativement sa qualité de vie – ce qui est la définition même d’une atteinte de santé. On peut corriger ce sophisme de façon très manichéenne et relever qu’en effet, l’autisme n’est pas une maladie, c’est un syndrome : manifestations identifiées, origines inconnues.
Il convient de rappeler la définition du handicap :
« Selon l’OMS, le handicap regroupe à la fois les déficiences, les limitations d’activités et les restrictions de participation à la vie sociale. Il désigne les aspects négatifs de l’interaction entre un individu ayant un problème de santé et les facteurs contextuels dans lesquels il évolue (environnementaux et personnels). Ainsi dans la loi de 2005 «pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées» le handicap est défini comme suit : «constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant». » (site du graap)
Il faut y retenir les notions de « substantielle, durable ou définitive« , qui ont plusieurs implications, notamment :
Que si vous êtes parvenu à travailler dans une boîte pendant quinze ans et que vous vous retrouvez épuisé, sans plus y trouver de sens et que vous avez l’impression de ne plus savoir qui vous êtes, vous n’êtes pas en situation de handicap (vous avez travaillé 15 ans, l’altération des capacités à fonctionner n’est pas substantielle).
Que si vous souffrez d’isolement ou avez de la peine à avoir une relation amoureuse saine, dans une société où le relationnel est passé au second plan, s’est virtualisé et est devenu extrêmement utilitariste, ce n’est pas nécessairement le fruit d’un handicap (le problème affecte beaucoup de monde et a des explications systémiques).
Que si vous avez de la peine à vous concentrer alors que votre quotidien est rythmé par les coups d’œil compulsifs à votre ordinateur de poche qui vous envoie des alertes toutes les deux minutes, ce n’est pas forcément à cause d’un handicap.
Etc.
Ce qui bien sûr n’implique en aucune façon que vous n’avez pas ces difficultés et que vous n’en souffrez pas et il ne s’agit en aucun cas de les minimiser… Il serait en fait inquiétant et curieux que vous soyez apte à fonctionner parfaitement efficacement sans dommages collatéraux dans une société utilitariste qui met la santé de ses citoyens au service de celle du capital et non l’inverse, qui cherche à éradiquer les individualités pour étouffer les forces vives de résistance. Et en fait, en pathologisant des déviations naturelles de personnalité et des atteintes de santé facilement explicables par les exigences de nos rythmes de vie, nous facilitons considérablement cette entreprise.
Causalement : vous évoluerez beaucoup mieux en vous considérant comme une personne « normale et saine » qui a besoin d’un coup de pouce qu’en vous considérant comme « anormal, défectueux et impossible à soigner ».
L’effet secondaire désastreux de cette tendance, c’est que les personnes qui souffrent effectivement d’une « altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant » ne se trouvent pas davantage inclus par cette marée de discours au sujet du handicap sur les réseaux sociaux, mais au contraire leur parole s’y retrouve noyée. Le phénomène des professionnels de santé qui de guerre lasse les renvoient dans les cordes comme des patients en quête d’attention n’a fait que se multiplier à mesure qu’ils sont saturés de demandes d’un public de plus en plus en quête de réponses médicales absolutistes aux difficultés rencontrées dans leur quotidien, au point que bien souvent les soins leurs sont refusés sous ce prétexte, et la réponse sociale lorsqu’ils parlent de leurs atteintes de santé se transforme de plus en plus régulièrement en « de toutes façons, tout le monde est [XYZ] aujourd’hui / on est tous un peu [XYZ] ».
Bien sûr, cet état de fait découle principalement d’un problème systémique, administratif : on place le diagnostic en Saint Graal d’une démarche d’aide, préalable indispensable à toute reconnaissance d’une difficulté quelle que soit son degré et à l’attribution d’une aide adéquate. Or c’est exactement l’inverse qui devrait se produire : constater la présence et le degré des difficultés, et y apporter la reconnaissance et les mesures adéquates, indépendamment de la pose d’un éventuel diagnostic.
D’autant que rien n’est plus incertain que leur nosographie [« La nosologie (du grec nosos qui signifie maladie) est une branche de la médecine qui étudie les principes généraux de classification des maladies, alors que la nosographie concerne leur application, notamment les descriptions qui permettent de ranger les maladies dans un système particulier de classification. » Wikipédia] : rappelons que la médecine physique condamne encore énormément de femmes en considérant les symptômes de leurs attaques cardiaques comme des manifestations d’une crise d’angoisse (les hystériques rholala) et qu’un peu trop récemment on considérait tout à fait sérieusement la drapétomanie comme une maladie qui se soignait en sectionnant le gros orteil des esclaves. Je ne vous enjoins bien sûr pas à une circonspection conspirationniste vis-à-vis de la médecine ou de votre médecin (il y a tout de même aujourd’hui des mesures objectives qui donnent des résultats objectifs) mais à réfléchir au caractère absolutiste de la définition à laquelle vous vous identifiez et, à tout le moins, de demander un second avis (ce qui est plutôt conseillé d’ailleurs).
Enfin, vous ne voulez pas être handicapé. Je vous assure. Vous ne voulez pas. Les solutions proposées aux personnes en situation de handicap à l’heure actuelle ne consistent pas souvent en une merveilleuse prise en charge à la pointe de la technique en matière de soins médicaux mais bien plus souvent en une absence absolue de suivi assortie de pertes de droits humains (sous forme de curatelle ou de discrédit systématique de la parole par exemple, ou de surveillance accrue… En Suisse, grâce à la loi sur la surveillance des bénéficiaires de l’OAI, les personnes en situation de handicap ont moins de droits que les repris de justice. Si si. Vrai de vrai.), d’une infantilisation permanente, d’une extrême précarité impossible à quitter qui accompagnera la personne concernée jusqu’à la tombe, d’un risque accru de victimisation, de mort prématurée, voir d’internement en centre ou en maison de soin.
Trop souvent encore, à travers tout le globe, dans ces établissements, les personnes en situation de handicap sont victimes de maltraitances, allant de la simple négligence jusqu’à la torture active.
Alors je vous en conjure, si vous êtes dans une situation où vous ramez pour vous en sortir et vous voudriez avoir un statut de personne en situation de handicap mais que vous n’y parvenez pas parce que le corps médical et les administrations estiment que vous n’êtes pas assez atteint, faites au contraire tout pour conserver votre statut actuel. Je vous assure que vous ne voulez pas passer de l’autre côté de la barrière et que ceux qui y sont donneraient n’importe quoi pour pouvoir la sauter.
Utilisez plutôt votre sensibilité sur le sujet pour accroître votre empathie vis-à-vis des personnes plus sévèrement atteintes qui ont perdu des droits humains dont vous pouvez jouir, et impliquez-vous en militance pour tous ceux qui ne sont pas en état de le faire. Luttez aussi pour que notre société cesse de pathologiser tout ce qui constitue les êtres humains, et en particulier leurs limites et leur résistance, et pour qu’elle s’engage à concrètement les respecter. Que personne ne soit plus jamais broyé au point de se demander s’il n’est pas fou, malade, ou les deux.
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