Il faut qu’on parle de « Adolescence » #2 – des systèmes d’oppression

Ceci est le deuxième article d’une série de réflexions engendrées par le visionnage de la série « Adolescence », souvent mise en regard d’une autre série qui lui est contemporaine, « Bref 2 ». Si vous venez d’arriver et souhaitez plus de contexte, le premier article se trouve ici. Comme dans l’article précédent, tout ce qui va suivre sera bourré de spoilers, donc si vous n’en avez vue aucune des deux, c’est le moment de quitter cette lecture et d’aller les visionner.

Comme je suis une personne sympathique qui aime à ménager vos petits nerfs en créant malgré moi d’énormes cliffhangers, j’avais terminé l’article précédent sur cette phrase : « Toutes les violences interpersonnelles, même hétérosexuelles, ne découlent pas du patriarcat. » J’y avais rebondi un peu sur une critique de la série « adolescence », trouvée en ligne, qui arguait que le simple fait que le couple parental de la cellule familiale de l’assassin est un couple hétérosexuel jouait un rôle prépondérant dans sa construction en temps qu’homme misogyne et violent, et j’avais opposé quelques résistances à cette idée. J’en ai quelques autres que l’axe que j’ai suivi dans l’autre article ne me permettait pas de développer.

Déjà, si c’est le modèle hétérosexuel qui fabrique des violents conjugaux, qu’est-ce qu’on fait de toutes les violences conjugales entre partenaires du même sexe? Qu’est-ce qu’on fait des femmes violentes? Qu’est-ce qu’on fait des mères violentes?

Rien que dans ma famille, il y a trois femmes auteures de violences. Toutes trois sont hétérosexuelles et toutes trois ont victimisé des hommes. L’une d’elle en victimise un depuis de nombreuses années. Les deux qui ont des enfants ont victimisé et victimisent toujours leurs enfants, selon exactement le même modèle de « stratégie de l’agresseur » qui est décrit dans la vidéo de Gregoire Simpson que j’ai déjà citée en référence dans l’article précédent, qui s’avère donc rester un modèle parfaitement pertinent lorsque l’auteur est une femme. L’une d’elle – mon agresseur principal – est une fervente féministe, qui s’est engagée activement pour la défense de l’égalité des droits entre hommes et femmes pendant des décennies. Elle présente un degré de dangerosité légèrement amoindri pour ses victimes intimes – des hommes, donc – mais un danger extrêmement élevé pour ses enfants. À contrario, j’ai rencontré des hommes très traditionalistes et machos – très patriarcaux – qui ne représentaient aucun danger pour leur compagne.

Les enfants victimes de leurs mères, les hommes victimes de leurs compagnes, et toutes les personnes victimes de personnes LGBTQIA+ qui ne sont pas des hommes cis blancs ont subi des violences qui ne sont pas moins graves ni moins impactantes que les femmes en couple hétérosexuel. Ils, elles et eux ont besoin de notre reconnaissance pleine et entière, de notre soutien, de notre compassion, et surtout de pouvoir accéder aux mêmes aides et aux mêmes systèmes de protection qui sont mis en place pour les femmes battues. Et les auteurs qui sont des femmes ou des personnes non-binaires ou pas dans une relation hétéro ont aussi besoin de pouvoir bénéficier d’aide pour mettre un terme aux violences qu’ils exercent, et d’être identifié.es par leurs communautés pour être à la fois empêchés de nuire à autrui et soutenu.e.s dans leur démarche de changement.

Mais tout le problème, c’est qu’accuser la victime de violence, c’est une des stratégies de l’agresseur pour échapper aux conséquences de ses actes, et aussi un super outil pour martyriser sa proie, en la sabotant socialement, parfois professionnellement, et surtout judiciairement : les blessures défensives, les « pétages de plomb » d’une victime qui finit par craquer après des abus répétés sur de très longues durées, et surtout un historique d’abus précédents souvent très difficiles à prouver, permettent trop souvent à l’auteur de faire passer sa victime pour l’agresseur principal, La militance féministe semble souvent éviter de parler de l’existence des autres terroristes intimes parce que si on admet qu’il existe des femmes violentes, c’est comme donner aux agresseurs misogynes le bâton pour se faire battre : auprès de la police et de la justice, ce biais sexiste n’est pas prêt de perdre de sa force. Lorsqu’un policier se présente chez un couple dont l’homme est parfaitement calme et la femme semble agitée et instable, il évalue encore trop systématiquement que c’est elle le danger (échouant à identifier que l’homme n’a aucune raison d’être agité, puisqu’il n’a pas été agressé). Les juges font quasi systématiquement la même erreur, retirant la garde à cette hystérique qu’ils estiment dangereuse pour ses enfants, pour la donner à l’auteur, qui représente le vrai danger et se servira de cette responsabilité pour infliger davantage de violences à la mère à travers ses enfants. Les luttes féministes ont de la peine à admettre l’existence des femmes violentes, parce que c’est comme si ça annulait la validité du postulat de l’existence du patriarcat : si les femmes sont aussi en position d’exercer des violences sur leurs partenaires hommes, la domination masculine ressemble à une idée ridicule.

Alors comment on se démerde de ça ? Tout simplement en comprenant que le patriarcat existe bel et bien en temps que système d’oppression invasif dont l’influence s’étend jusque dans nos vies intimes, mais qu’il existe d’autres systèmes d’oppression qui collisionnent avec lui. Nous n’avons aucune difficulté à concevoir qu’un homme racisé puisse être auteur de violences conjugales, et il est pourtant difficile de nier l’existence du racisme dont il est victime dans d’autres sphères de sa vie. La cellule familiale est un système à part entière, relativement fermé, avec ses propres enjeux de pouvoir et ses propres équilibres des forces. Les hiérarchies et les systèmes d’oppressions en place dans le reste de la société s’y transféreront et serviront d’outils à l’agresseur principal. La hiérarchie familiale fera du dominant en premier lieu celui qui aura la volonté d’abuser les liens d’interdépendance qui se tissent entre des partenaires intimes; en second lieu celui qui a le plus fort pouvoir social (popularité, réputation, statut au travail, salaire, famille, origine ethnique, et éventuellement être avantagé par le patriarcat, qui est un instrument de pouvoir incroyablement puissant dans un couple, mais n’est qu’un instrument parmi le reste de l’arsenal). Les femmes de ma famille ne sont pas stupides : elles ne ciblent pas des hommes puissants, au cercle social étendu, au fort pouvoir économique, physiquement très imposants, et patriarcaux. Elles choisissent plutôt des hommes isolés, abandonnés, handicapés… peu importe la faiblesse perçue, et peu importe si ce sont des choix pleinement conscients (je ne crois pas), leur choix se dirige toujours vers des hommes doux qui pour une raison ou une autre n’utiliseront pas contre elles le pouvoir qu’elles déploieront dans la relation. Je note quand même que, comme pour les femmes victimes, ce qu’elles perçoivent comme une impuissance de la part de leur victime n’en est pas une : dussent-ils se rebeller et répondre, ils auraient même plus de chances qu’une femme victime de rencontrer l’approbation de leur entourage et la clémence de la justice, grâce au patriarcat.

Parfois, les hommes qu’elles ciblent ont été victimes dans leur passé. Et si vous vous posez la question, oui, chacune de ces trois femmes a été victime dans sa famille. Mais nous ne sommes pas trois femmes dans cette cellule familiale. Nous sommes cinq. Et deux d’entre nous ne se sont pas construites de la même façon : nous sommes les « faibles » de la famille, celles que les autres manipulent et qui servent de bouc émissaire. Alors qu’est-ce qui peut bien faire qu’avec le même environnement familial, nous avons évolué de façon diamétralement différente? Eh ben c’est pas super compliqué, c’est une histoire de prise de perspective. La violence interpersonnelle et la victimisation n’ont rien à voir avec la maladie mentale et tout avec l’histoire qu’on se raconte. Je disais dans l’article précédent que j’avais adoré que « Adolescence » nous parle d’un auteur de violence qui n’avait pas d’histoire familiale traumatique : ils sont très nombreux. L’histoire qu’ils se racontent est « je vais être puissant et intimidant, comme ça tout le monde fera ce que je veux ». L’histoire que les femmes de ma famille se racontent est « les gens sont victimisés parce qu’ils se laissent faire, donc je vais être puissante et intimidante, comme ça, ça ne m’arrivera plus » (notez bien à quel point ça ressemble au discours tenu par les psys et au « victim blaming » le plus courant dans la doxa… cette histoire ne vient peut-être pas essentiellement de l’intérieur). Je me rappelle avoir été choquée d’entendre ma mère dire qu’elle en voulait à sa propre mère de s’être « laissée violenter » par son ex-époux, plutôt que d’en vouloir à son père d’avoir violenté sa mère. Cette histoire se double souvent de « tout ce que font les gens autour de moi sert à me nuire et je dois me défendre », et paf, vous avez compris le rôle que joue le trauma dans la violence interpersonnelle, et aussi d’où vient la défensive. Cette forme de violence, je la vois constamment sur les réseaux sociaux. Mais dans le cas de ma mère, on n’en est pas resté à « tout le monde m’en veut et je dois me défendre ». Quelque part sur le chemin, elle s’est rendue compte que lorsqu’elle se « défendait » elle obtenait que les gens s’aplatissaient et faisaient ce qu’elle veut, donc elle a ramassé l’histoire « je vais être puissante et intimidante, comme ça tout le monde fera ce que je veux ». On se retrouve donc avec « je vais être puissante et intimidante comme ça tout le monde fera ce que je veux, personne ne pourra plus m’attaquer, et de toutes façons tout le monde me veut du mal, c’est comme ça que le monde fonctionne, je fais juste comme les autres ».

Voilà le lien entre le trauma et la violence. On peut avoir de la compassion pour ce qu’a subi cette personne qui l’a retranchée à un « mode survie » dérégulé qui lui fait percevoir des menaces et des mauvaises intentions partout autour d’elle. Le trauma hérité d’avoir subi des violences familiales est réel, puissant, et accompagne les victimes toute leur vie (s’ils ne font rien pour le dépasser) : c’est difficile de décrire à quelqu’un les ténèbres constantes d’un quotidien hanté par ces souvenirs, qui teintent toutes nos interactions avec tout le monde, tous nos gestes, toutes nos postures. L’hypervigilance (qui nous fait craindre le mal partout) n’est pas qu’une construction logique, c’est un trouble psycho-physiologique concret, qui nous a coincé par habitude dans le mode fight-flight-freeze-fawn, un vrai symptôme du trouble de stress post-traumatique, dont il est possible de guérir, et les personnes qui en souffrent méritent toute notre compassion, et d’être prises en charge et accompagnées dans cette guérison. C’est malheureusement de la responsabilité de la personne qui en souffre de faire tout le nécessaire pour préserver absolument son entourage des effets de cette hypervigilance le temps qu’elle soit guérie.

L’autre et moi sommes parties sur ce même terrain d’hypervigilance, mais en développant d’autres histoires : « ce que j’ai traversé était horrible, et jamais je ne le ferai subir à quelqu’un d’autre ». L’autre a une très forte histoire « à quoi bon? » qui fait qu’elle subit le conflit en rigolant et le laisse lui glisser dessus sans même prendre la peine d’essayer de se défendre. C’est une apaiseuse, mais aussi une ghosteuse de compétition. Avec elle, les conflits sont rarement résolus, vu qu’ils n’existent même pas. Mais elle ne va jamais en créer non plus, et c’est impossible de trouver quelqu’un de plus doux qu’elle sur cette terre. Moi, je me suis débattue un peu trop longtemps avec une histoire qui disait « je ne me laisserai pas marcher dessus », et j’ai mis beaucoup trop longtemps à comprendre que je n’obtiendrai jamais le respect de quelqu’un qui n’a absolument aucune intention de me le donner, et qu’il valait mieux le laisser gagner. Après tout, lui-même n’est pas respectable vu qu’il n’est pas respectueux, du coup qu’est-ce que je m’en fous de son respect? Il n’a aucune valeur. J’ai fini par apprendre à exprimer mon désaccord une fois, une seule, puis me casser si ça ne donnait rien de bon. Difficile de dominer quelqu’un qui n’est pas là.

Mais on atteint ici ma limite pour tout expliquer avec la psychologie et le passé traumatique, parce que bien d’autres influences pèsent dans la balance, notamment l’influence du groupe, la permissivité sociale et la responsabilité individuelle. Je comprends et peux compatir avec la part de trauma qui intervient dans la construction d’un individu, mais les distorsions cognitives, en revanche – identifier la victime comme le vrai coupable, se mettre en position de pouvoir dans ses relations, se servir de l’intimidation pour contrôler son entourage… – sont de l’entière responsabilité de l’auteur, et il n’y a pas d’excuses pour ces choix. Tout le monde comprendra que quelqu’un qui a subi une blessure grave de la part d’un chien se mette à avoir peur des chiens. Qui comprendra qu’il se mette à tabasser tous les chiens qu’il croise?

Tout au mieux un historique de victimisation familiale est-il un facteur prédisposant – au même titre que fumer est un facteur prédisposant au cancer du sein , mais toutes les fumeuses ne développeront pas de cancer du sein, ni toutes les femmes atteintes d’un cancer du sein n’étaient fumeuses. Les experts sur le sujet en identifient des dizaines d’autres, qui obéissent à la même logique : les vivre ou les avoir vécus ne fera pas automatiquement de vous une victime ou un agresseur, et toutes les victimes et les agresseurs ne les vivent pas forcément et ne les ont pas forcément vécus. Dans cette liste, on peut d’ailleurs remarquer que l’adhésion à une vision traditionaliste du couple et des rôles genrés est correctement identifiée comme un facteur de risque.

Parce que le défaut majeur de l’approche psychologisante est qu’elle nous résume souvent à des profils simplistes, isolément de notre contexte social et de nos parcours de vie, dans lesquels elle entend nous figer à vie, par exemple en nous décrétant dénués d’empathie. Or, d’autres luttes peuvent nous informer sur le fonctionnement et plus particulièrement sur la flexibilité de l’empathie humaine : combien de carnistes sont devenus vegan ou végés en prenant conscience au cours de leur vie que les animaux ressentent la douleur physique et psychologique ?

L’empathie n’est pas quelque chose que l’on a ou que l’on a pas, c’est une capacité modulable qui se développe en fonction de notre environnement social, de la doxa (est-ce que c’est bien vu en ce moment de donner du bâton à son gamin ou pas?) et de nos expériences personnelles (moi par exemple, j’ai beaucoup d’empathie pour les enfants de familles dysfonctionnelles). Elle peut se « verrouiller » par mécanisme de protection : quand on ne « ressent » pas la gravité de ce qu’on a vécu pour pouvoir survivre psychologiquement, le frein saute pour l’infliger à autrui.

Les limites de notre capacité à l’empathie sont grandement informées par nos besoins essentiels et sont étroitement liées à la fenêtre d’Overton. Par exemple, il sera toujours difficile à l’humain d’éprouver de l’empathie pour les fourmis qu’il écrase, parce que cela ferait obstacle à son besoin essentiel de se déplacer. Par contre, le curseur de son empathie pour les animaux d’agrément et les animaux de rente s’est considérablement déplacé durant le dernier siècle écoulé, sous l’effet du militantisme : l’opinion publique s’est renversée, les lois se sont modifiées, et les us ont évolué, à l’exception de certains secteurs vieillis ou qui subissent un fort lobbying ou dont les usages sont encore trop liés à une image de prestige, et qui pour l’instant restent perméables à cette évolution, mais ne sont pas pour autant inatteignables. Il en va de même pour les individus.

Et oui, évidemment, la violence misogyne, c’est comme taper sur son chien. Évidemment qu’on sait que le chien a mal et qu’il a peur et qu’il aime pas … C’est même précisément pour ça qu’on le fait. Taper sur le chien oblige le chien à adopter le comportement qu’on veut qu’il ait, et c’est plus rapide que de lier une relation de confiance avec lui et faire de l’éducation positive. Et puis le chien de travail s’est raréfié, le chien d’agrément s’est répandu, la militance pour les droits des animaux n’a cessé d’augmenter, et les mentalités ont bougé. Extrêmement vite, avec ça. Un homme misogyne ne considère pas les femmes d’une façon bien différente qu’un chien de travail. Lui faire peur et lui taper dessus produit le comportement souhaité, à savoir l’accès au sexe quand bon lui semble et selon ses préférences, le travail domestique gratuit, et l’obéissance, ou devrais-je dire l’allégeance. Enlève le résultat, l’outil disparaîtra. Ou augmente le militantisme et fais disparaître la « femme de travail », et la fenêtre d’Overton de la nécessité d’empathie à l’égard des femmes se déplacera. Dans tous les cas, il faut que l’usage de la violence devienne plus coûteux qu’il n’apporte de bénéfices pour que ce ne soit plus intéressant d’y recourir.

Écrire cette comparaison m’a fait fondre en larmes. C’est pas facile à avaler que le mec avec qui tu croyais avoir une relation amoureuse te voit comme un chien qu’on dresse. Exactement comme ça. Et que quand tu protestes face à son traitement cruel et injuste, il te voit comme un chien désobéissant qui mord, et qu’il faut discipliner plus fort. Et il n’y a rien d’autre à comprendre que ça. Son empathie pour toi est désactivée parce qu’elle ne lui est pas utile : on a pas besoin d’être pote avec son chien de travail. T’inquiète qu’elle marche très bien pour sa maman, ses copains de bistro et virtuellement tous les mecs qu’il ne connaît même pas forcément.

C’est odieux, le sentiment qui découle d’écrire une métaphore pareille, mais en même temps c’est une description parfaitement exacte de ce qu’est la misogynie. En plus d’une part elle permet de comprendre le « backlash » des masculinistes de tous poils, y compris aux postes les plus importants de gouvernements des plus grosses puissances mondiales : « ce con de chien a pété sa laisse, il va voir ce qu’il va prendre quand je vais le retrouver ». Le mec qui te voit comme son clébard ne voit même pas le problème à te discipliner et à te coller un GPS dessus.

D’autre part, elle permet de tirer des parallèles intéressants avec tous les autres systèmes d’oppression et de comprendre comment même une femme féministe peut se retrouver à exercer des violences sur son entourage : c’est son enfant, il lui doit une obéissance et une reconnaissance absolue, elle a tous les droits de décider ce qui lui arrive et d’exiger s̶o̶n̶ ̶r̶e̶s̶p̶e̶c̶t̶ sa soumission totale. C’est son mec, elle a bien le droit d’exiger qu’il n’ait pas une seule amie fille et de le faire dormir sur le canapé quand il est allé boire des verres avec les copains. (ironiquement, certaines meufs abusives martyrisent leur conjoint à force de convictions très patriarcales…)

Et puis ça me fait penser à mes chiens. Dans ma famille, on a toujours aimé les animaux. Énormément. Mes parents nous avaient inscrits au WWF avec qui nous partions faire des camps de vie à la ferme et de croquis d’animaux sauvages et tout le tremblement. Quand j’étais gamine, par contre, la façon dont on traitait les animaux de compagnie était assez différente. La conversation sur le renforcement positif n’existait pas, et quand on a eu une chienne elle a été éduquée au nez dans le pipi et à la tape de journal roulé sur les fesses, qui étaient considérées comme des méthodes d’éducation normales et douces. On désapprouvait très fort ma grand-mère, qui laissait ses chiens monter sur le canapé et finir ses assiettes, et on croyait beaucoup à l’utilité de faire manger le chien après nous pour maintenir la hiérarchie. J’étais pas bien vieille et au départ je n’ai pas questionné ces méthodes, mais j’ai grandi très proche de cette chienne, j’ai beaucoup travaillé avec elle, j’ai appris à observer ses réactions et les expressions de son visage, et la façon dont je la grondais quand elle n’exécutait pas bien un ordre ou quand elle faisait des bêtises a fini par vraiment me déranger. J’ai vu qu’elle avait peur de mes réactions à chaque fois qu’elle faisait une « bêtise » et ça m’a brisé le cœur: je connais trop bien ce sentiment. Je me suis imaginé, par exemple, être un enfant qui mouille son lit, et que mon parent, plutôt que de me rassurer et nettoyer mon lit, me frottait le visage dans ma propre urine. Et ça m’a soulevé l’estomac. Mes chiens n’ont plus jamais vécu ça. Avec Pixel tout minaud, je me suis juste tenue à sa disposition de jour comme de nuit, pour interrompre le maximum de pipis d’intérieur avant qu’ils arrivent et se précipiter sur une pelouse dehors, et lui faire une fête de guedin comme s’il venait de remporter un triathlon à chaque fois. Il était propre à deux mois et demi, et il n’a jamais eu peur de mes réactions.

Et puis j’ai habité en France pendant quelques années, avec mon Pixel. La France a pas mal de retard sur la Suisse au sujet du traitement des animaux, notamment sur le plan légal : quand j’y habitais, les animaux de compagnie étaient encore considérés comme des biens meubles, qu’il était tout à fait légal, et pas vraiment réprouvé, de battre (cette loi a finalement changé en 2015). On trouvait des cravaches dans le rayon animalier de tous les super U (je relève dans la foulée que si la perspective de l’usage de cette cravache sur un chien nous horrifie aujourd’hui, elle est encore présente partout où il y a des chevaux « parce qu’ils ont le cuir solide » et que tout le monde s’en fout un peu). Mon conjoint à un moment a insisté pour que nous allions dans un club canin pour parfaire l’éducation du « petit monsieur », qui était un chien très facilement débordé par son environnement et avait de la peine à faire des sessions de plus de deux minutes avant de faire une crise de panique. Beaucoup de clubs préconisaient l’utilisation du collier électrique. On a fait un cours dans un club que j’avais jugé plutôt soft sur le papier, et où on me disait de porter mon chien désobéissant et de le mettre sur le dos pour lui montrer « qui est le chef ». Nous n’y sommes plus jamais retournés, et j’ai dû lutter bec et ongles avec tout notre entourage pour qu’il ne subisse jamais ce genre de merdes.

Mon point de vue a continué à évoluer après ça : j’ai fait sauter le collier au profit de bons harnais parce que ça m’était insupportable qu’il s’étrangle en tirant sur la laisse. Le « renforcement positif » me conseillait de mettre le chien dans une cage pour qu’il ait « son coin rassurant à lui » et j’ai dû le faire deux ou trois fois avant de me dire « mais putain, je mets mon chien dans une cage et je suis censée croire que c’est pour son bien? ». J’ai arrêté le clicker parce que j’ai fini par trouver ça con d’induire des réflexes pavloviens chez mon pote pour lui faire faire des tours de singe savant. Finalement, je ne lui ai appris que les « ordres » nécessaires pour assurer sa sécurité et celle des autres, y a pas de hiérarchie entre nous, je lui fais la cuisine un peu tous les jours parce que je vois pas pourquoi il aurait pas le droit de prendre plaisir à manger ou de manger bien. Je suis sûre (enfin je sais, une meuf avec un chien qui portait un collier étrangleur m’a dit une fois « on voit qui c’est le chef, hein ») que beaucoup de maîtres de chien me considèrent comme on considérait ma grand-mère, mais le croiras-tu, il a un très bon rappel (enfin, avait, maintenant il est sourd comme un pot et on se met au langage des signes, donc il revient pas bien quand il me voit pas), il coopère très bien avec moi, c’est le chien le plus doux qui soit, et il n’a pas peur de son humain. Et puis des fois il obéit pas, ou il y a des trucs auxquels il est pas bon, parce que c’est un chien, pas un robot. »On voit qui c’est le chef ». C’est exactement ça. C’est tellement révélateur. Personne n’est le chef. Je vis avec un animal qui est sous ma responsabilité, dont je dois assurer le bien-être et la sécurité, que j’aime et qui me le rend bien. C’est pas mon esclave ni mon subordonné !

C’est l’aspect social de l’exercice de la violence. Je sais pas exactement ce qui fait que j’ai fait un pas de côté pour observer comment je me comportais avec mon chien alors que tant de propriétaires de chiens ne le font pas, mais je l’ai fait. Et pour l’avoir traversé, je peux affirmer que c’est extrêmement compliqué de sortir des modalités éducatives qu’on a reçues, pas parce qu’on y est attachés, mais parce que ça semble tellement normal et logique, et surtout on ne sait pas quoi mettre à la place! Comment j’imagine seule quelle est la bonne façon d’éduquer mon chien sans lui faire de mal ni le mettre en danger? Quelle est la juste balance entre autorité et laissez-faire, parce que c’est un chien qui évolue dans un monde conçu pour les humains et il a quand même besoin d’accompagnement et de quelques règles ne serait-ce que pour ne pas se mettre en danger (en gros il est sous ma responsabilité, comme un enfant : une personne à part entière, mais c’est à moi de faire gaffe à lui) ? Comment remettre en question même des bouts d’un truc qui s’appelle pourtant « éducation positive »? Quand en plus tout ton entourage te dit que t’es en train de faire n’importe quoi avec ton chien en mode « on voit qui c’est qui porte la culotte haha »? Et dans mes tentatives j’ai fait de la merde avec lui, bien sûr que j’ai fait de la merde, parce qu’il a fallu que je passe par le mettre dans une cage et que je le mette sur le dos pour en venir à me dire que ça n’allait pas de le mettre dans une cage ou de le mettre sur le dos. Et j’ai une chance inouïe que notre relation se soit réparée et développée au point où ça en est aujourd’hui et que ce chien soit mon ami et qu’il me fasse une confiance si aveugle, parce que par moments je ne pense pas la mériter. J’ai même à un stade, paniquée et démolie, fait appel aux services de consultation d’une comportementaliste canine, qui est venue nous observer lui et moi, et m’a rassurée sur mon comportement, mais a relevé que mon chien avait peur des hommes. Ce qui éclaire possiblement sur ce qui m’a amenée à autant questionner mes méthodes éducatives auprès de lui. Ça semble logique, ça colle parfaitement avec mon histoire « plus jamais ça »: la simple idée de lui nuire involontairement me colle parfois des crises de panique.

J’ai d’ailleurs eu la même démarche pour mes relations amoureuses, à une période où les femmes autour de moi n’avaient aucun problème à tromper et manipuler leurs partenaires et que ça a commencé à sérieusement me piquer de les écouter parler d’eux comme s’ils étaient de vulgaires morceaux de viande. Et là aussi, bien sûr, en l’absence de modèles sains, et ayant moi-même subi une montagne de comportements blessants que j’ai fini par trouver normaux, j’ai eu quelques ratés avant d’arriver à quelque chose d’à peu près sain et équilibré. Un psy que j’aime bien disait que nous sommes extrêmement peu nombreux à avoir acquis de bonnes compétences relationnelles en ce qui concerne les relations intimes, et que beaucoup d’entre nous doivent faire un travail actif pour les acquérir. Et je suis absolument convaincue de ça.

Et ça, c’est la preuve par l’exemple que l’empathie peut être modifiée pour un sujet donné, mais c’est un processus graduel, qui demande de la volonté personnelle et qui prend souvent tout un village : parce que tout le monde n’a pas le courage, ou envie, de tenir tête à tout un entourage qui croit qu’il fait comme il faut, ou aux répercussions parfois bien réelles qu’on peut subir quand on essaye de changer le narratif. C’est ça, un « comportement inconscient ». C’est pas un machin automatique un peu magique et mystérieux enfoui dans les décombres d’un passé traumatique refoulé, c’est juste un machin qu’on fait sans avoir trop pris le temps d’y réfléchir, parce que c’est comme ça qu’on fait. Reste que si ces erreurs et ces tâtonnements sont logiques, compréhensibles et semblent relativement inévitables, le fait que nous soyons le produit de notre environnement ne nous exonère pas non plus de notre responsabilité dans les comportements que nous avons eu qui ont blessé et abîmé les personnes qui les ont subis.

D’ailleurs c’est évident, qu’on peut sortir de son endoctrinement, parce qu’il a bien fallu qu’on y entre, en premier lieu. La plupart des mecs qui se radicalisent sur les forums d’incels et de redpillers ne haïssaient pas tant les femmes au départ, ils se sont englués dans une chambre à écho qui a commencé par s’adresser à leurs difficultés avant de leur insuffler la haine des femmes. Il y en a qui trouvent la porte de sortie. Il y en a même pas mal, et il faut les encourager et les accompagner dans cette démarche graduelle et souvent compliquée, autant pour eux-mêmes que pour les gens qui vont traverser leurs vies. Mais s’il vous plaît, les mecs, occupez-vous de cet accompagnement, parce qu’on ne peut décemment pas attendre des personnes qu’ils haïssent, menacent et prennent pour cible de faire ce travail et de leur apporter l’empathie dont ils ont besoin. Il faut vraiment que vous taffez à juguler ce problème.

En résumé, le patriarcat est un système oppressif bien concret et bien réel, d’ampleur colossale et qui a un coût invraisemblablement élevé sur la vie des femmes, mais il inter-opère à côté, en amont ou en aval d’autres systèmes d’oppressions tout aussi sévères et impactants, y compris certains qui impactent les hommes, y compris certains actionnés par des minorités, y compris les femmes, et la sphère privée est un système qui n’est pas imperméable à la mise en œuvre de tous ces systèmes oppressifs – mais en est même souvent un miroir grossissant – et il me semble insensé de fermer les yeux sur cette réalité pour représenter une vision idéaliste, pure et simpliste du féminisme, surtout si ça implique de fermer les yeux sur le vécu de victimes bien réelles qui ont urgemment besoin d’intervention et de soutien.

Dans notre militantisme féministe, essentiel et qui sauve très concrètement des vies quotidiennement, il faut pourtant que nous parvenions à trouver une posture qui laisse la place à la nature polyfacétique et complexe des violences interpersonnelles, qui implique la coexistence d’un système de violences patriarcales hiérarchisées et omniprésentes et de femmes abusives, d’hommes victimes qui deviennent des hommes auteurs, d’un mélange de violences instrumentales, d’automatismes délétères et de blessures intimes mal gérées, et de profils humains, complexes, qu’il serait dangereux et injuste de figer dans un archétype simpliste et inamovible d’homme misogyne – qui est en réalité la majorité du temps un homme misogyne ET. Et ce « et » nécessite qu’on s’en occupe.

Il s’agit de faire ce jeu d’équilibriste de trouver la manière de faire coexister l’histoire et l’humanité des auteurs, de reconnaître leurs difficultés et d’exprimer notre soutien pour celles-ci, avec la gravité parfois extrême de leurs actes, et de les en tenir responsables. Il nous faut ensuite trouver le moyen de réhabiliter ces auteurs, car le but que nous visons n’est ni de les punir indéfiniment, ni de les blanchir automatiquement lorsqu’ils auront purgé une peine arbitraire, mais de les réinsérer et de s’assurer qu’ils ne récidiveront pas.

Et ça, on va y réfléchir dans un dernier article, parce que celui-ci commence à être long et ça me semble pertinent comme coupure.

Merci pour votre lecture et à assez vite je pense pour la suite!

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