C’est moi-même qui ai suggéré ce prompt du #Bloguidien du 8 juin 2025 : C’est quoi une « vie réussie »? Car je cogitais autour de cette question depuis plusieurs jours, mais aussi car beaucoup de blogs qui participent au bloguidien sont tenus par des anticapitalistes convaincus qui ont peu de chances de me sortir de longs discours sur la valeur-travail, et je suis très curieuse des réponses qu’ils pourraient apporter à cette question.
Le temps s’écoule et chaque minute non partagée me fait l’effet d’une vie gâchée.
Je crois qu’on peut affirmer sans trop d’hésitation que ma vie est un échec, selon les critères communément admis actuellement dans la société occidentale.
J’ai échoué à mes études. Pourtant « pleine de potentiel », je n’ai pas arrêté de succomber aux obstacles sur ma route, qu’ils aient été le fait d’agents extérieurs ou de mes propres « tendances au sabotage », que j’assume entièrement mais rechigne à identifier comme telles. Je suis pauvre, déjà, alors les frais d’inscription et d’écolage à l’université, toujours étonnamment élevés, ça n’allait pas être possible. Et puis on vous dira sûrement que j’ai des problèmes avec l’autorité, mais je ne vois pas les choses comme ça. Pour moi quelqu’un qui a des problèmes avec l’autorité a des comportements disruptifs et destructeurs quel que soit le contexte. Moi, je refuse simplement de marcher dans la combine quand on essaye de me supprimer des droits. Alors mes « comportements oppositionnels » m’ont valu mes possibilités de faire un parcours scolaire classique. On y reviendra. Et puis il y a eu du sabotage pur et dur, de la famille et des « partenaires » qui m’ont activement foutu des bâtons dans les roues pour rendre ma vie tellement difficile que ça allait fatalement mettre mes études en échec. Oui, il y a des gens comme ça. Il y a des gens pour qui te voir avoir un confort de vie, un niveau de réussite scolaire ou professionnel quelconque, c’est une menace à la mainmise qu’ils ont sur ta vie, et ils vont pas te laisser faire. C’est comme ça. J’ai pas toujours vécu des choses faciles.
Ma santé n’a pas aidé non plus. Difficile de compléter des hautes études avec succès quand t’es « down » six mois par an de façon aléatoire et imprévisible. C’est pas faute d’avoir essayé, pourtant, d’avoir même lutté de toutes mes forces, démarché, réorienté, négocié, fait une dizaine de tentatives pour avoir un diplôme à accrocher à mon mur. J’ai validé beaucoup d’UE, appris quelques métiers, j’ai eu le temps d’acquérir beaucoup de savoirs-faire et de connaissance, mais grâce à ce parcours de vie accidenté aux conditions compliquées à aménager, je n’ai rien réussi à valider. Et me voilà au bout du compte avec un bout de formation en graphisme, un bout de formation en couture flou, un bout de formation en modélisme, une franken-licence en lettres non sanctionnée, une foultitude de jobs exercés plus ou moins officiellement allant du dessin de tatouage sur commission à l’aide à la personne en passant par le nettoyage d’écuries, et une montagne de skills acquis en autodidacte, parce que c’est pas parce que je n’y arrive pas par les voies officielles que j’arrête d’essayer pour autant, et si toutes ces expériences ont une existence concrète qui ont apporté des compétences bien réelles, des cals aux mains bien tangibles, des problèmes musculo-squelettiques largement pas assez fictifs, un vocabulaire bien spécialisé, aucune n’existe dans cette réalité alternative qu’est l’Univers Administratif. Officiellement, j’ai jamais rien foutu de mes dix doigts. En plus, intello-bricoleuse sans diplôme ça ne gagne pas bien, donc à l’aune de ma fortune personnelle on peut conclure à un immense ratage : c’est pas moi qui vais pouvoir me payer une Rolex. Ma vie scolaire et professionnelle est un échec.
Je crois qu’on peut assez facilement déduire de ce que j’ai dit plus haut que ma vie familiale c’est pas le paradis non plus: j’ai dû couper les ponts avec les membres de ma famille avec qui je n’ai aucun problème, et je refuse d’adresser la parole aux autres. Il n’y en a plus qu’un avec qui ça va bien, et il est plutôt absent. Les autres sont disparus. J’ai pas de vie maritale non plus : je n’ai, de loin, pas eu que des relations pourries, mais je suis peut-être incapable de concéder à une certaine médiocrité qui aurait pu pérenniser celles de ces relations qui n’étaient pas délétères (et attention, je ne dis pas que mes partenaires étaient médiocres, mais que la dynamique relationnelle l’était). Je suis célibataire, et si je pense toujours que j’ai bien fait, souvent ça m’emmerde quand même.
Et puis la santé… Bon. Ma santé. Cette dernière décennie a été une succession de deuils, pour moi. Le premier, d’abord un soulagement, quand on a enfin reconnu mon handicap, et que plutôt que de se diriger vers des aménagements qui me permettraient de tendre plus facilement vers mes ambitions de formation et de carrière, ça s’est soldé par une sanction d’incapacité totale au travail. Et puis un autre diagnostic, un autre deuil, et un autre encore, un deuil supplémentaire… Jusqu’à ce qu’il faille enfin se rendre à l’évidence : si je n’y suis pas arrivée jusqu’ici, c’est parce que c’était impossible. Je ne suis tout simplement pas en état. Même pour un tout petit temps partiel. Je ne l’ai jamais été. Et si je n’ai jamais lié ma valeur intrinsèque à ma carrière ou à mon pognon, il y a quand même eu des injonctions à la réussite et à l’utilitarisme à détricoter dans la construction de ma personnalité. La santé aussi, donc : échec.
Et je suis là, à faire le bilan comme si j’étais en fin de course, pauvre, handicapée, sans éducation, célibataire… Quel carnage, cette existence, une de « ceux qui ne sont rien », à n’en point douter. Comment faire, à partir de là, quand on a l’impression qu’alors qu’on vient enfin de se sortir d’une montagne de galères et qu’on peut enfin commencer à vivre, vraiment vivre, librement, correctement, et en suivant ses rêves, ses ambitions et ses besoins, quand enfin notre vie commence, tout est révolu, rendu impossible, tout est derrière?
Mais toutes les vies sont comme ça, non? Nous sommes un certain nombre à ne pas avoir accédé aux études supérieures ou à les avoir plantées, à avoir suivi un cursus qui n’était pas le bon et à devoir se réorienter, à devoir changer de carrière en cours de route parce qu’on a été réduit en miettes par le métier qu’on a exercé jusque là. Tout le monde subit un taux de chômage abominable, beaucoup de travailleurs sont précaires, la majorité font un boulot alimentaire qui tue silencieusement leur âme jour après jour, et ceux qui ont réussi à faire carrière dans un métier qui les passionnent sont de rares privilégiés, qui échouent souvent à réaliser qu’ils en sont là en grande partie grâce aux circonstances de leur naissance, à leur sexe, à leur couleur, à leur classe sociale, et à une collection infinie de petites variables favorables dans leur existence. Bien souvent, leur conviction d’être le fruit du mérite est une injure aux combats incessants que nous-autres avons dû mener durant tout notre parcours, souvent sans succès. Il n’y a qu’une toute petite portion de la population qui est riche, elle capte de plus en plus de richesses qui devraient appartenir à tous, et nous accable de ce narratif selon lequel si nous ne sommes pas des leurs, c’est par responsabilité personnelle, par paresse, par incapacité, parce que nous n’avons pas assez œuvré pour nous hisser à leur hauteur.
Beaucoup, énormément d’entre nous ont une histoire familiale cassée, et sans doute pas parce que la famille est maudite et ses membres défectueux, malades ou vicieux, mais parce qu’il y a si peu de temps encore, on considérait les enfants comme la compagne comme des êtres dénués de sensibilité, appartenant au chef de famille et qu’il fallait discipliner jusque dans la soumission, et si, bien sûr, un tel environnement familial laisse des traces qu’il faut savoir guérir et dépasser, je crois qu’on peut sortir de la pathologisation et de l’ostracisation et simplement admettre que les connaissances en sciences sociales et en psycho avancent plus vite que les mentalités. La composition (et la décomposition) de nos unions, tout comme celle de nos vies familiales, ont connu une révolution qui balbutie depuis les années 60 – c’est si proche! Se sentir comme un raté dans son célibat, c’est ignorer que plus de la moitié de la population mondiale actuelle nous y accompagne – et c’est sans compter les dissolutions et les divorces! – et que ce malaise signale surtout un changement, une scission qui ne cesse de s’approfondir entre ceux qui se refusent à pérenniser des schémas inégalitaires établis qui dysfonctionnent gravement et ceux pour qui l’abime de la remise en question est trop grand et qui préféreraient simplement rester rois dans leur château parce que s’ils lâchent un peu de leur pouvoir on les quitte parce qu’en fin de compte ils n’ont rien à offrir (pensent-ils), et une petite portion, bénie, force à eux, je les salue, pour qui l’égalitarisme, la bienveillance et les dynamiques nourricières sont une seconde nature. Ils ont toujours existé.
La santé, faut-il en parler, de la santé ? Si vous l’avez, grand bien vous fasse, profitez. Ça peut durer, ou ne pas durer, mais là aussi, quelle culpabilité, quel poids de la responsabilité personnelle on fait porter aux malades pour être victimes de la loterie de la génétique et de l’exposition à des facteurs environnementaux qui ne va pas dès demain épargner plus d’entre nous!
You are not uniquely broken
Chacun d’entre nous sait que nous ne sommes pas personnellement responsables de ces dysfonctionnements systémiques, et pourtant chacun d’entre nous porte les stigmates de ces échecs personnels profondément taillées dans les chairs de sa vie intime. Parce que savoir intellectuellement une chose, ce n’est pas comme la savoir émotionnellement, et quand tu es pointé du doigt toute une vie, tu peux être mentalement fort tout ce que tu veux, même si tu ne le crois pas, tu finis quand même par sentir que c’est toi le problème. Et quand je dis que vous n’êtes pas exceptionnellement brisés, c’est facile de le comprendre comme si je vous traitais de « snowflakes » et vous disais de vous endurcir un peu, bande de fragiles, parce qu’on a tous pris du bâton et on a pas si mal tournés, mais c’est exactement l’inverse de ce que je veux communiquer : depuis quelques années, je suis entourée de personnes qui vont mal. Je ne compte plus les gens qui n’essayent même plus, parce que les enjeux sont trop élevés, ou au contraire parce qu’il n’y en a plus aucun. Et j’ai envie de leur dire qu’on en a tous chié, on en chie tous. Tous. Et de le savoir, de savoir que vous n’êtes pas spécialement brisé ou défectueux, que votre vie n’est pas la seule à ne pas ressembler à ce que vous vouliez, ça peut vous permettre de vous tourner un peu plus vers les autres pour chercher du soutien, et avec compassion, ça peut nous amener gentiment à réapprendre à faire communauté, ça peut déjà vous permettre de vous sentir un peu plus léger, un peu moins isolé, de briser cette illusion que vous êtes le Seul et Unique à être Tellement une Merde que vous avez Tout Foiré.
Parce que c’est faux.
En tout cas, moi, j’en ai soupé de porter le poids de responsabilités que je n’ai pas.
Et je suis là, à faire le bilan comme si j’étais en fin de course, debout devant ma fenêtre, thé à la main, à regarder des grappes de nuages s’accrocher au flanc de la montagne en face. Régulièrement, mes réflexions s’entrecoupent d’une grande inspiration spontanée et vive, accompagnée d’un sentiment de chaud dans mon abdomen, de la sensation que mon cœur gonfle dans une cage thoracique de plus en plus large et souple. Parfois la sensation s’accompagne de la résurgence soudaine du souvenir d’une autre sensation analogue : une fraction de seconde je suis en train de marcher dans un parc où les arbres explosent en nuances de rouge et d’or, une fraction de seconde je suis saisie de froid devant un poêle à bois, une fraction de seconde je me rappelle du goût d’un risotto aux bolets, une fraction de seconde je joue de la basse : je peux presque sentir les connections synaptiques du plaisir qui se retissent en direct.
Mois de juin, 13° pluie. Parfois, quand je sors de chez moi, j’ai presque envie de pousser un long râle de plaisir : ce climat, ce paysage, ces heures de balades… Je trépigne d’impatience de recevoir enfin ce vélo de randonnée avec lequel je vais pouvoir partir de nouveau faire de longues aventures, découvrir tout cet environnement magique, et un peu plus loin. C’est fou ce que l’Europe m’enchante. Bien sûr, j’irais bien en Alaska, mais la Norvège est à portée, sans-le-sous, et quelque chose en moi aime quand ça demande de gros efforts, quand c’est compliqué, quand t’es autonome, quand c’est toi qui crée les conditions de ton voyage et que c’est sur toi que ton amusement et ta réussite reposent. Quelque chose en moi réclame une part perdue de nomadisme à corps et à cris.
Je monte au studio pour écrire cet article, car oui, j’ai un studio maintenant : une pièce dans mon appartement est entièrement dédiée à la musique, où trônent tous mes instruments et mon matos d’enregistrement. Le studio est juste à côté de l’atelier, où je viens de monter une table essentiellement dédiée à l’électronique pour réparer l’imprimante 3D, qui est en train d’auto-fabriquer son propre case, et où je devrais bientôt terminer ce foutu établi.
Ces derniers jours, j’ai lu un article de Loutre où elle parle de son livre en cours d’écriture et de ses craintes quant à la réception si elle le publie, et pour l’encourager je lui ai partagé mon expérience avec mon premier album et les techniques que j’ai utilisées pour surmonter mes propres peurs. C’est facile, d’être contenté, quand la satisfaction et l’engouement universel du public ne fait pas partie de tes objectifs. Enfin – ou c’est beaucoup plus dur, parce que tu deviens ton propre critique, tu ne délègues plus l’appréciation de ton travail aux autres. En quelques sortes, c’est l’ultime mise à poil, surtout quand t’es super perfectionniste.
Ça m’a rappelé, en 2021, quand l’isolement pandémique m’a poussée à reprendre contact avec des vieux copains d’internet. L’un d’eux avait plaqué sa formation de géomètre pour se tirer en Chine faire une école de dessinateur de BD. Je discutais régulièrement avec lui au moment où il a pris cette décision incroyablement risquée. Il sortait à ce moment-là – durant les confinements – sa première BD, bossait chez Nickelodeon à faire des storyboards. Un autre de ces potes avait publié et sortait à ce moment-là son premier TED talk. Quand je leur ai exprimé mon admiration pour leurs accomplissements, ils m’ont répondu « Et toi alors? Tu viens de construire une mezzanine à la main et de sortir un album solo! »
Et je suis sûre que beaucoup de personnes dans mon entourage prennent ma confidentialité délibérée – je ne fais pas de concerts, ni de pub, je ne démarche pas les radios, j’en parle à peine – comme une peur du jugement négatif mal camouflée, mais c’est pas vraiment ça : j’ai pas l’âme d’une stripper. J’ai autant envie d’entendre ma musique sur grande antenne que de proposer mon journal intime en lecture publique. J’ai adoré bosser sur des BO, parce que la BO c’est super important, mais tout le monde s’en fout. Tu l’absorbes sans y faire gaffe, et elle peut faire ou défaire ton expérience cinématographique / vidéoludique / whatever, mais tu vas pas aller chercher qui est le compositeur une fois le film fini, sauf si t’es un producteur ou quelqu’un comme moi. C’est juste une expérience fluide un peu automatique et en background.
Je me disais ça encore, il y a quelques jours, en allant bosser à récurer les chiottes dans un festival local. J’aurais pu être à l’entrée ou au bar, mais c’est l’emmerdance ultime pour moi, je préfère être quelque part où je vais pas avoir à fournir des efforts constants pour comprendre un mot sur trois qu’on me dit dans du brouhaha et faire du body slam avec mes collègues pour me frayer un chemin jusqu’au frigo, et compter de la thune, et avoir des gens que je connais pas qui veulent me taper la causette. Je préfère être recouverte de merde, parler à personne et pouvoir aller voir les concerts tranquillou entre deux passages. Y avait un autre « comme moi » dans l’équipe, on a connecté direct. Il faut de toutes les personnalités pour faire tourner le monde, y en a qui fonctionnent pas à la gloriole et aux nombres de clics, y en a qui sont sincèrement plus à l’aise à récurer la merde, si tu vois où je veux en venir.
J’ai regardé récemment cette vidéo de Ben Crowe, le maître-luthier de Crimson Guitars.
J’ai beaucoup d’admiration pour Ben (encore un Ben). Il a commencé son activité de luthier sur la table de sa cuisine dans un appartement, et aujourd’hui, 20 ans plus tard, il est à la tête d’un immense atelier d’une vingtaine de salariés je pense, qui dispense des cours de lutherie. Alors il n’était pas dénué de connaissances quand il a débuté son activité, il a suivi une formation sous forme d’apprentissage en lutherie classique (il faisait des violons, quoi) et il s’est tourné vers les guitares avec de solides connaissance en travail du bois et en « physique des instruments à cordes ».
Si t’as pas envie de te taper toute la vidéo, je te la résume. Un peu de contexte, d’abord : Ben a perdu beaucoup de poids et s’est mis à grisonner d’un coup. Il a parlé assez ouvertement de soucis de santé mentale, burnout, du fait d’être complètement débordé, et il a dû sabrer certaines activités de Crimson Guitar, non pas parce que ça ne fonctionnait pas, mais parce qu’il ne se sentait plus capable de gérer. La vidéo dit essentiellement « luthier c’est un super délire mais putain quel enfer, fais pas ça ». Il décrit comment il a dû multiplier ses pôles de compétences pour monter sa boîte : apprendre à souder, apprendre à faire et gérer un site internet, apprendre la comm’ et les comptes, former des gens pour former des gens, etc.
Il conseille, en gros, de passer plus de temps à affiner ses skills sur des petits « boulots d’à côté » à peu d’enjeux : « pour t’améliorer en travail du bois ne te lance pas directement sur fabriquer une guitare complète, achète des manches tout faits au début, puis fabrique plein de petites boîtes pour apprendre à te servir d’un ciseau ».
Il y a toute une partie de la vidéo que je trouve super intéressante:
It’s a fractal thing, it just keeps on getting bigger and bigger and it’s intimidating, and quite scary actually.
You are having to learn how to take your ideas and then translate it to something that not only looks good, but… works. Impeccably.
If we’re talking about art, look at the inlays! A good inlay artist is an ARTIST who puts things on guitars. Not a guitar builder who does inlays. And there are people that specialize in inlays. But most of us don’t want to do that, we want to be generalists, and we want to be amazing at ALL of these things. And that’s kind of the point of this video.
The phrase « Jack of all trades, master of none ». A Jack of all trades is a master of none. That is utter bullshit and is completely misquoted nowadays. The original phrase used to be « A Jack of all trades is a master of none, but often is better than a master of one ».
You could have a physicist who understands to the atomic level how the universe works, who can’t tie his shoelaces. You could have a buisnessman who could run a fifty one hundred company, but can’t drive. And they hyperfocus on one thing to the detriment of everything else, often interpersonnal relationships is the first thing to go.
We are in love with a craft where we are by definition generalists. And to be a generalist and to be able to sell what you’re doing in a generalist field is really difficult because you have to be very good at every single one of these things. You have to understand the basics of various sciences.
Franchement, je sais pas quoi penser de tout ça. Ça semble relever du bon sens : entraîne-toi pour progresser, ne te fous pas tellement de responsabilités sur la tronche que tu vas te crasher dans les flammes tellement t’en as trop fait, diversifie tes compétences ne serait-ce que parce que c’est épanouissant, ne fous pas en l’air tous les autres pans de ta vie au privilège de ta passion… Tout ça semble bel et bon.
Mais si je suis Ben et son travail avec autant d’intérêt depuis autant d’années, c’est précisément parce que c’est un gros cramé. Ce n’est pas « yet again un autre gars qui fait yet again une autre itération de guitare électrique ». Le truc qui sous-tend chacun de ses builds, c’est d’amener son projet aux limites de ce qui est physiquement possible et dont il est physiquement capable avec ses skills. Et ça a donné des pièces exceptionnelles, comme celle-ci par exemple. Et j’adore quand il nous montre comment faire la parfaite tele ou la parfaite strat, parce qu’il est super didactique et que c’est génial à regarder, mais c’est quand il s’autorise à essayer de faire des trucs qu’on est pas censés pouvoir faire qu’il m’éclate. Et je pense qu’en grande partie, ça m’éclate parce que je m’identifie beaucoup à cette façon de bosser – même si je suis nettement moins créative que lui.
Certes, c’est une machine à générer du syndrome de l’imposteur, parce que tu n’acquiers que les skills nécessaires à mener à bien ton projet – mais n’empêche que tu les acquiers quand même! Quand il apprend à déposer de la dorure parce que dans sa tête cette guitare-là doit impérativement avoir de la dorure, à la fin il sait bel et bien déposer de la dorure. Et la guitare suivante sera un niveau au-dessus, avec toutes les compétences récoltées dans ce build-là, et apportera de nouveaux challenges, qui apporteront à leur tour de nouveaux apprentissages. Je ne pense pas que ce soit une façon illégitime d’apprendre et de s’entraîner. Au contraire, je pense que les gens qui avancent comme ça peuvent aller très loin très rapidement dans le développement de leurs compétences. Faire forme, et les autodidactes sont légitimes. Si ta façon de progresser c’est d’être un gros cramé, go être un gros cramé.
Je comprends mal les gens qui restent coincés sur cette histoire de « Jack of all trades ». On m’a souvent dit qu’il valait mieux se focaliser sur un skillset et le développer à fond parce que plus tu te disperses et plus t’es mauvais dans ce que tu fais. Mais où sont les preuves empiriques de ça, s’il vous plaît? Factuellement, une formation professionnelle quelconque, c’est entre trois à cinq ans en moyenne, et à la fin de ces trois à cinq ans, on considère que tu es un professionnel dans ton métier. Combien de tranches de trois à cinq ans il y a dans une vie, et pourquoi on ne pourrait pas en utiliser plusieurs pour apprendre plusieurs métiers? Tsutomu Ōhashi, le conducteur nu-pieds aux cinquante doctorats du Geinoh Yamashirogumi, te juge bien aimablement.
Tout ça pour te dire que si tu t’assois sur tes angoisses de performance pour faire un peu ce qui te fait vibrer, il risque bien d’en éclore des trucs beaucoup plus surprenants que si tu te mets des règles et des limites de partout. Et que même, si tu prends un skill pour être le meilleur, tu vas chialer, copain. Parce qu’il y aura toujours meilleur que toi. Alors amuse-toi, fais drastiquement baisser les enjeux, et regarde ce qui se passe.
Et si t’as peur parce que c’est risqué, essaye de regarder réalistement ce que tu perds. Y a plus de jobs, de toutes façons. Y a plus de thunes, de toutes façons. Comme dirait Jim Carrey en citant l’échec professionnel de son père,
« you can fail at what you don’t love, so you might as well take a chance at what you love«
Il y a un autre petit secret, c’est que : nous évoluons toute notre vie. Si t’as une passion qui te tiens de ton premier souffle jusqu’à ta mort, kudos to you, t’es solide dans ta personnalité et si ce truc te fais bicher tout du long, mais grand bien te fasse et je t’en prie, continue de te faire grand bien. Mais si tout à coup t’en as marre de ton job de chercheur en physique quantique et que t’as envie de tout plaquer pour ouvrir une champignonnière (gnonnière) en Meurthe-et-Moselle, c’est peut-être pas la crise de la quarantaine (ou trentaine ou cinquantaine ou que sais-je), c’est peut-être juste que t’es plus la même personne que quand t’es rentrée à l’uni et que t’as besoin de changer un peu de vie.
Et je suis là, à faire le bilan comme si j’étais en fin de course, je regarde ce parcours de vie complètement décimé et j’ai de la peine à me dire que ma vie est ratée. Parce que si je la mesure au toit sur ma tête, à l’amour qu’il y a et qu’il y a toujours eu autour de moi, aux opportunités que j’ai de faire ce qui m’épanouit, au fait que je peux même me payer le luxe de travailler gratuitement pour contribuer à mon échelle au bien-être de la communauté, au bien-être que je ressens en ce moment, eh bien, le bilan est plutôt extraordinairement bon.
J’suis pas bénie. J’ai vécu et vis encore des choses incroyablement dures, mais sans vouloir tomber dans la psychopop de comptoir, ma foi c’est vrai, toutes ces choses ont contribué à m’amener là où je suis aujourd’hui. Bien sûr, je m’en serais volontiers dispensée, et vous allez me rétorquer que c’est moi qui me suis amenée là où je suis aujourd’hui et pas les merdes que j’ai vécues, et c’est vrai, mais qu’est-ce qui m’a fait, moi? Qu’est-ce qui m’a fait développer cette résistance, cette combativité? Est-ce que je serais qui je suis sans avoir rencontrés ces obstacles? Nous ne vivons pas dans un vacuum, notre environnement social et nos circonstances de vie nous façonnent, pour le pire et pour le meilleur, et les bonnes comme les mauvaises. Mais surtout, une vie sans aucune difficultés, ça n’existe pas. Ce qui est arrivé est arrivé, je ne peux pas l’effacer, autant en tirer la meilleure perspective possible, parce que c’est quoi l’alternative, à part s’enfermer dans des redondances du passé? C’est con, les mantras, mais souvent ça fonctionne. Tiens, j’te prête les miens.
« les plus belles fleurs poussent dans la merde » ou « c’est de l’obscurité que l’on voit au mieux d’où émane la lumière »
Frankl observait que les déportés qui s’en sortaient le mieux psychologiquement n’étaient pas forcément ceux qui subissaient le moins de torture, mais ceux qui continuaient à s’accrocher à leurs valeurs : traditions, sens de la communauté, êtres aimés… et cherchaient à cultiver leur appréciation quotidienne de la beauté, même en ces lieux où il ne semblait en subsister aucune.
Et si la réussite ou l’échec, c’était une question de point de vue?
Ça m’avait scié les pattes, cette conversation avec une amie, qui en était à sa troisième tentative de passer son doctorat, et abandonnait de façon récurrente car sa santé mentale dégringolait. J’ai essayé maladroitement de la rassurer en lui disant que peu importe ce que lui disaient les membres de sa famille, ses tentatives la rapprochaient à chaque fois un peu de la réussite. Super étonnée, elle m’avait répondu « je suis doctorante, ma famille est super fière de moi! » Je ne viens pas dans le monde avec ce bagage : mes victoires n’étaient pas célébrées, et chacun de mes échecs était souligné, comme une faillite personnelle et un drame. Ceux d’entre nous qui sommes capables de conceptualiser l’échec comme une étape obligatoire vers la réussite ont probablement la meilleure perception de leur qualité de vie.
Et puis c’est encore si culpabilisant, cette injonction à la bonne humeur, au bonheur parfait, en tout temps, tout le temps. C’est encore placer sur l’ego et la personne la responsabilité de tirer son épingle du jeu peu importe son environnement et les difficultés et les oppressions qu’elle est en train de subir. C’est négliger que la vie se compose aussi de deuils et d’épreuves, inévitablement, et qu’il faut du temps pour s’en remettre. Ces temps de récupération ne sont pas des temps morts, mais des parts tout aussi essentielles de l’existence que les périodes de grandes joies et de productivité.
Il y a un thème récurrent dans mes préoccupations, quand même. C’est celui sur lequel j’ai le moins de prise. J’ai besoin de communauté, et j’ai l’impression qu’on est de moins en moins aptes à en former. Je suis entourée de gens de moins en moins fiables, de plus en plus renfermés, et de plus en plus tournés vers leurs nombrils. Ça n’a plus trop l’air de se faire, de faire signe spontanément pour prendre des nouvelles ou de passer prendre le café. Oh, te méprends pas, j’en ai, des amis, notamment des avec qui je passe mes vacances et discute tous les jours, et je suis consciente que je me suis pas débarrassée de ce sentiment résiduel so 2020 que je suis dans une solitude intersidérale, que je ne peux me fier à personne pour me filer un coup de main si j’en ai besoin, et que toutes mes tentatives de me lier vont me péter à la gueule (oui, y a pas eu que le confinement, j’ai vécu un monceau INVRAISEMBLABLE de merdes interpersonnelles bien trash pendant cette période). J’ai l’impression que les crises sociales et politiques à répétitions qui vont crescendo ces dernières années nous individualisent tout de même beaucoup, nous rendent méfiants et agressifs, et nous recroquevillent sur nos angoisses.
Et moi ça me fait l’inverse, on dirait. Plus le monde va mal, plus j’ai envie d’aller vers les autres. J’ai d’ailleurs modifié radicalement ma vie pour avoir plus d’opportunités de rejoindre des associations et de m’impliquer dans des communautés à l’alignement politique et idéologique raccord aux miens. Mais c’est pas le tout, j’ai aussi besoin et envie d’élargir mon cercle social et de fonder de vraies relations solides et profondes (par opposition à superficielles). J’ai besoin d’œuvrer à ma modeste échelle pour redonner un peu de sens et de joie à ce monde à la dérive et soutenir mon prochain qui en a besoin. Je pense qu’il est urgent de réinventer de vrais réseaux d’entraide et de vrais communs.
Et je pense que cette recherche de la solidarité et de l’amour – confraternel, soutenant, réparateur, libérateur – c’est peut-être bien, quand tu enlèves les idéaux de travail et de pognon, la valeur angulaire d’une vie bien réussie. Et c’est celle pour laquelle je me prépare à bosser le plus ces prochaines années.
Et je suis là, à faire le bilan comme si j’étais en fin de course, et deux choix s’offrent à moi : j’ai une vie toute pétée où je suis pauvre, handicapée, sans éducation, célibataire, coincée dans un cul-de-sac professionnel, où je n’aurai plus jamais d’opportunités de faire bouger les choses pour moi… Ou j’ai une vie où j’ai eu l’opportunité de faire une myriade d’expériences formatrices et enrichissantes, où j’ai déménagé dans un autre pays, où j’ai exercé plein de métiers, où je suis partie à l’aventure, où j’ai créé, pleine de possibilités pour changer, me développer, découvrir, faire communauté, et où tout ce fantastique bordel ne fait que commencer.
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