j’ai vu, en retard, comme toujours, cette série produite par Netflix il y a environ une semaine. Premier réflexe, je suis allée faire un tour sur internet regarder ce que les gens en disent, et j’ai été très surprise de constater que ou mon « google-fu » est tout pété, ou on en a pas parlé tant que ça. Par contre, comme j’avais écrit un article sur les deux saisons de Bref après avoir visionnée la deuxième, ça me paraissait évident qu’il allait falloir que j’écrive sur cette série aussi, d’autant que je trouve qu’elles fonctionnent très bien en diptyque et que j’ai beaucoup de parallèles à faire entre l’une et l’autre. Pour résumer les deux séries rapidement : elles parlent toutes deux de violences faites aux femmes, l’une du point de vue d’un quarantenaire qui remet en question les comportements hérités de son éducation et de son environnement socio-culturel, l’autre du point de vue de l’entourage désarmé par la descente d’un jeune homme de 13 ans dans le ‘rabbit hole’ de la radicalisation sur internet.
Par contre, le sujet est très dur, déjà, et ça ne me laisse pas émotionnellement intacte, mais en plus j’ai beaucoup à dire et ça va partir un peu dans tous les sens, donc ça va me prendre du temps et de l’énergie, et possiblement plusieurs articles, parce que je ne suis pas sûre de réussir à tout concentrer en un seul, ni à mobiliser l’intégralité de mes réflexions d’un coup. Comme je disais, il y a beaucoup.
Tout l’article va être un spoil massif des deux séries et je pars du principe que vous les avez vues, donc si ce n’est pas le cas c’est le moment d’arrêter votre lecture et d’aller les regarder. Les deux si vous êtes un mec, peut-être juste Adolescence si vous êtes une femme féministe et n’avez pas trop envie de vous énerver. Accrochez-vous, je me lance.
Déjà on va commencer par le titre de la série, parce qu’il annonce la couleur et c’est peut-être le seul reproche que j’ai à lui faire : l’adolescence, ou plutôt ce qui m’a fait l’effet d’un point de vue relativement adultiste, tout au long de mon visionnage. On y présente un peu les adolescents comme des bêtes fauves hors de contrôle, au langage et aux codes culturels incompréhensibles, incroyablement violents et irrationnels, et dès les premières minutes du second épisode j’avais envie de taper sur les épaules de chaque protagoniste de plus de 25 ans pour leur demander s’ils se rappellent un peu de comment c’était ce foutoir et de comment ils percevaient les adultes et de quoi ils avaient besoin quand ils étaient en plein dedans? C’est fou, cette histoire, c’est comme s’il y avait un âge limite au-delà duquel les gens de chaque côté de la ligne ne font plus partie de la même espèce – et oui, j’insiste, « les gens », pas « des fous aux capacités intellectuelles limitées », parce que c’est un peu l’effet que me faisait ce regard porté sur l’adolescence. Mais ce qui m’a surtout dérangée, c’est que ce point de vue prend comme acquis qu’il n’y a que les jeunes hommes qui sont susceptibles à la radicalisation sur internet et en particulier aux mouvements masculinistes – un peu comme si les hommes accomplis étaient trop solides pour se laisser embarquer – occultant complètement l’immense masse d’incels, de MGTOW, de redpillers et de blackpillers autoproclamés de 17 à 77 ans qui pullulent tant online que dans la vraie vie, terrorisant les femmes dans leur quotidien du début à la fin de leur vie. Eh non, être « terminaly online » et noyer sa déception amoureuse ou sa solitude dans la haine des femmes n’est pas l’apanage exclusif des jeunes hommes en pleine floraison.
Alors bien sûr, je ne dis pas qu’il ne faut pas protéger les jeunes hommes en pleine construction (ni d’ailleurs les hommes un peu plus âgés) de l’exposition à des courants de pensées radicaux qui finissent par détruire leur vie, mais il faut surtout protéger les FEMMES qui vont devenir leurs cibles, que ce soit tant de meurtres que de viols ou même « simplement » de tortures domestiques complètement décomplexées que la justice peinerait à juguler si elle essayait seulement de s’en donner la peine, et empêcher à tout prix ces collusions masculines qui leur assure une parfaite impunité!
J’ai entendu parler de la série dans le Cozy Corner, où Medoc a longuement préfacé sa recommandation d’une discussion à propos de l’irrationalité et de l’impulsivité de l’adolescence qui fait tenir des conduites irascibles et dangereuses (il n’a pas parlé d’émulation ni de rite de passage, c’est dommage). Je trouve que c’est, en toute bonne foi et avec un peu de maladresse, porter un immense préjudice au dialogue au sujet des violences genrées et des féminicides, et participer – toujours, maladroitement et sans aucune intention de le faire – à la déresponsabilisation de l’auteur : il n’aurait porté son geste que parce qu’il est jeune et un peu « pas fini », ce qui ne tombe pas très loin de la défense qui consiste à plaider la folie passagère ou la passion : on ne tue pas parce qu’on est adolescent. Une majorité d’adultes a traversé son adolescence sans devenir meurtrière, et les adultes qui tuent leur compagne ou leur ex (ce qui arrive toutes les dix minutes à travers le monde, ce n’est pas un phénomène marginal, du tout) ne le font pas par mauvais contrôle de leurs impulsions.
J’ai survolé assez vite ce qui se passe dans cette école, qui fait l’objet de l’intégralité du deuxième épisode. J’ai été scolarisée une année, justement quand j’avais l’âge du personnage principal, dans un établissement bourré d’élèves « à problèmes », celui qui avait la pire réputation du canton, et j’ai le souvenir d’avoir eu des camarades de classe plutôt calmes en cours, assez sympas et respectueux les uns des autres en-dehors des classes, et d’un ou deux éléments peut-être par classe qui avaient un comportement disruptif, pas d’une école entière qui ressemble plus à un élevage de pitbull qu’à un établissement scolaire. On y représente des profs dont on évoque pas spécialement le manque d’effectifs et de moyens, mais qu’on dépeint comme absolument désintéressés et incapables de calmer leur classe, et qui laissent toutes les formes d’agression, qu’elles soient dirigées contre d’autres élèves ou contre eux-mêmes, ricocher contre une absence totale de sanctions sans même les relever. Et j’ai peine à croire à la réalité de tels extrêmes, mais aussi d’une telle déshérence, dans ton école de quartier de proximité. Certaines critiques (journalistiques) que j’ai lues sur la série parlaient de panique morale, et je crois que c’est le seul point où je peux volontiers tomber d’accord avec ceux qui l’émettent.
Pour le reste, j’ai plus de réserve. Quand tout un éventail de violences, allant du simple commentaire dégradant à l’exécution, touche l’intégralité d’une population donnée, que c’est un phénomène observable, observé et chiffré dont on peut attester de l’accélération, il me semble incongru de parler de panique morale. Quand un virus touche une personne sur deux de toute la population terrestre, s’en alarmer ne relève pas de la panique morale, mais de l’urgence sanitaire. La violence faite aux femmes est une urgence sociale absolue.
Medoc citait l’avis de Daisy Letourneur – autrice du très sympathique « On ne naît pas mec, on le devient », bouquin féministe adressé aux hommes – sur Bluesky, où il disait qu’elle avait relevé que la série manquait à contextualiser ces violences dans un tableau plus large de normalisation des violences quotidiennes faites aux femmes. Et je peine à la retrouver sur ce point. Non pas sur la réalité de cette normalisation omniprésente, mais sur l’intentionnalité de la série à ce propos, parce qu’elle le fait. Certes subtilement – dans le sens où ça n’est jamais nommé, c’est montré et laissé à l’appréciation et à l’observation du spectateur – mais elle le fait, je trouve, très efficacement. C’est dans le père de notre protagoniste qui appelle tous ses interlocuteurs masculins « sir », et tous ses interlocutrices féminines, même l’inspectrice de police, « love », et dans le fait qu’il ne le fait même pas consciemment par manque de respect ou dans une volonté de rabaisser, mais par simple habitude. C’est dans la conseillère de l’école qui présente à la classe l’inspecteur homme, mais pas l’inspectrice femme (démontrant dans la foulée comment les femmes elles-mêmes, à force de le subir, finissent par intégrer ce système sexiste qui les annule constamment). C’est dans cette inspectrice femme qui craque un peu en tête à tête avec son collègue, parce qu’on parlera encore de cet ado tueur des décennies après son acte, mais on aura tout oublié de sa victime dans l’année. C’est dans ces profs hommes complètement démissionnaires qui n’essayent même pas de discipliner leur classe en furie, relèvent à peine les actes de violence auxquels ils assistent et ne les sanctionnent certainement pas. C’est dans la conseillère de l’école, qui se retrouve chargée de piloter les deux inspecteurs et de leur présenter des excuses au nom des manquements de tout l’établissement et de la direction, confuse de politesse et de réserve. C’est dans la conseillère chargée de faire du care sans formation auprès de l’amie de la victime, dont on devine qu’elle est elle-même victime à son domicile, et qui quittera la salle, et tout s’arrêtera là. C’est dans ce jeune mec qui bosse au magasin de bricolage et préfère partir directement dans des théories complotistes pour invalider la réalité du meurtre et sympathiser avec un meurtrier qu’il ne connaît ni d’Eve ni d’Adam, plutôt que d’envisager une seconde la possibilité qu’il puisse être auteur de cet acte, et qu’il n’y ait aucune explication, aucune circonstance atténuante. Qu’il absout d’office du pire des crimes au seul prétexte que c’est un homme, et que sa victime était une femme, et peu importe si ça passe par salir la mémoire de la victime (coucou les supporters de Bertrand Cantat ou de Johnny Depp! Ne venez pas pourrir mes commentaires. Je vous interdis. Coucou aussi au passage à tous les mecs qui écoutent en le plaignant leur pote qui ressemble au Ben de Bref 2, vous savez, celui qui passe son temps à se plaindre que sa femme est chiante ou la traite de connasse, et que vous écoutez et plaignez comme si c’était lui la victime ou comme si c’était normal de parler comme ça de sa compagne…). C’est dans ce surveillant d’asile psychiatrique qui ne saisit pas l’agacement de la psy et continue de papoter avec cette professionnelle sur son lieu de travail comme si c’était son amie ou qu’elle était mandatée pour lui. C’est même dans ce père qui, de façon complètement compréhensible, finit par craquer du harcèlement que sa famille subit à cause des actes de son fils criminel, mais choisit de tourner cette agressivité vers l’extérieur, de façon traditionnellement masculine, plutôt que de le réprimer ou le sublimer, comme on voit sa femme et sa fille le faire. C’est encore dans une foultitude d’autres petits détails. C’est omniprésent, au contraire, et j’ai trouvé que c’était fait avec énormément d’intelligence.
En énumérant toutes ces occurrences en préparation de ma rédaction, je me suis souvenu que le scénariste de la série est un homme, et que ça implique qu’il a fait le travail de prendre ce recul sur lui-même pour les inclure sciemment dans son écriture. Je prends deux secondes de recul sur le contenu pour me pencher sur l’aspect technique, souvent salué pour ses prouesses par les critiques : la série, en quatre épisodes, a été intégralement tournée en quatre plans-séquences d’une heure chacun : pas de coupure caméra, mais une longue prise de vue continue avec déplacements et changement d’angles, et parfois de très longs déplacements en véhicules avec changement complet de décor. D’un point de vue scénaristique, ça implique que l’aspect essentiel de chaque interaction a été minutieusement pesé, puisqu’elle implique du temps et du placement de caméra, un staging extrêmement précis des acteurs, et l’impossibilité de refaire la scène si elle est ratée. Il n’y a donc aucun détail superflu ou laissé au hasard, chacune de ces mises en contexte a été mûrement réfléchie et placée là en toute conscience. Je rappelle qu’il n’y a pas de narration : la série nous montre, elle ne nous explique pas, elle ne nous raconte pas. Il n’y avait donc pas de façon plus explicite ou efficace de représenter l’influence et l’omniprésence du patriarcat. En plus de l’écriture du scénario et de la réalisation de la série, l’auteur de la série a fait le choix d’incarner le père du meurtrier, et je salue cette démarche risquée comme une immense mise en vulnérabilité : dans notre conception systématiquement psychologisante des dynamiques de violences interpersonnelles, le père sera forcément le premier montré du doigt pour son rôle dans la fabrication d’un assassin de femmes.
Et effectivement, ça ne rate pas, en témoigne tout l’épisode quatre qui est centré sur la vie intime de la famille de l’assassin, sur le harcèlement qu’ils subissent suite au meurtre, sur ses répercussions sur leur santé mentale, sur leur fonctionnement familial, et leur rapport compliqué à leur fils incarcéré qui décide finalement de plaider coupable. Et c’est là que par rapport à Bref 2, je trouve que l’auteur de la série a pris un parti très intéressant, et au point où en sont actuellement les mentalités sur la question des violences genrées, probablement très risqué et controversé : on voit bel et bien ce père s’interroger sur le rôle qu’il a bien pu jouer dans la construction psychique de son fils, évoquant même le fait qu’il a tout fait pour prendre le contre-pied de l’éducation abusive qu’il a lui-même reçue. Et une critique croisée sur internet (dont je ne sais plus à qui imputer la maternité) avançait que du simple fait que la cellule familiale répond au schéma du couple hétérosexuel, les dynamiques familiales avaient forcément joué un rôle dans le tournant pris par leur fils. Mais je ne suis pas entièrement d’accord avec ça. On nous montre une cellule familiale où on s’assure que les partenaires de la fille aînée sont respectueux, où elle bénéficie des mêmes libertés et des mêmes devoirs que son frère, où la mère est entendue et a un poids équitable dans le pouvoir décisionnel du foyer, où elle n’est ni battue ni contrôlée… Et si, en effet, je suis convaincue qu’il est impossible de préserver complètement sa famille de logiques patriarcales qui sont par ailleurs socialement omniprésentes, je ne pense pas non plus qu’il soit sain de pathologiser par défaut les relations hétérosexuelles. Il existe bel et bien, il a toujours existé, des hommes non-violents qui sont capables de relations saines avec leurs compagnes, et donnent à leurs enfants un exemple tout à fait convenable des attentes et des devoirs que l’on peut avoir dans un couple (hétérosexuel ou non). J’ai connu intimement des hommes violents et des hommes respectueux, et je peux affirmer fermement et sans aucune hésitation que les relations entretenues avec chacun sont incomparables. Ton random mec-pas-bien-déconstruit qui fait pas la vaisselle peut très certainement t’agacer et t’user, mais il ne te prive pas de tes libertés, ni ne met en danger ton intégrité physique ou psychique, ni ta vie. Et ce n’est pas parce que « not all men », c’est surtout une injure aux survivantes que de mettre les deux sur un pied d’égalité.
Mais je comprends, ce n’est qu’en l’ayant vécu qu’on peut vraiment saisir de quoi il est question. Et c’est un point de plus où je trouve la série remarquable : le troisième épisode est ravageant de réalisme. Il se centre exclusivement sur l’entretien entre notre protagoniste et une troisième experte psychiatre mandatée pour soumettre une évaluation à la cour, dont on soupçonne qu’elle est la seule des trois à être une femme. Elle tente d’interroger Jamie sur son rapport aux femmes, et celui-ci la déraille constamment, cherchant à contrôler la direction que prend l’échange et à la ramener là où les autres psys allaient, sur son estime de soi et ses expériences traumatiques. La psy fait preuve d’un immense stoïcisme, apportant à Jamie un chocolat chaud en début de séance, se montrant sympathique et compréhensive, n’escaladant jamais en symétrie de son degré d’agression, ne répondant à aucune provocation, mais refusant systématiquement de se laisser diriger là où Jamie voudrait aller, dans l’exploration de ses traumas et de la maltraitance familiale, dont Jamie lui répète qu’elle était absente : son père n’a jamais levé la main sur lui.
Jamie oscille sans cesse, tantôt petit garçon appréciant son chocolat chaud, jeune homme sympathique discutant mondainement de la façon de découper les sandwiches, tantôt piquant des crises de colères terrifiantes où il hurle, insulte, projette le mobilier, dès que son interlocutrice s’approche un peu trop d’une vérité ou d’une vulnérabilité. Puis il se calme, semble prendre conscience de son comportement, s’excuse, se juge impardonnable… Et reprend ses vociférations, ses injures et ses humiliations dès que la psy profite de cette accalmie pour essayer d’obtenir une réponse. Et au milieu de cette instabilité, de cette violence qui fait tout pour intimider, on devine des mouvements contraires, tumultueux : une immense vulnérabilité qui confine à la peur et à la panique, un désir d’être reconnu, apprécié, absout peut-être, respecté et aimé par sa psy, et une incapacité à comprendre qu’il ne peut pas attendre cette réponse d’une personne qu’il vient de dominer (ce que bien sûr, il perçoit comme du rejet, et qui le rend fou de rage), qu’il ne peut inspirer que du dégoût et de la crainte. La psy finit à grand peine par obtenir quelques bribes sur sa façon de considérer les femmes, et sa victime en particulier, et lui découvre sans surprise un immense mépris, une déshumanisation totale, au point qu’il ne semble pas percevoir la disproportion entre l’offense perçue d’avoir été rejeté et traité d’incel, et l’assassinat de sa victime, dont il n’a pas l’air d’appréhender le caractère définitif. Il se sent justifié.
Le jeu de l’acteur qui incarne Jamie est saisissant. On oublie l’espace de l’épisode qu’on est en train de regarder un acteur dans une série et on se croit réellement face à un agresseur en train de péter les plombs. Je pense d’ailleurs que la réaction de l’actrice qui incarne la psy, se décomposant instantanément quand Jamie quitte la pièce, tremblante de terreur et au bord de vomir, n’a pas dû lui demander beaucoup d’efforts d’interprétation. Ça semblait très spontané. La détresse psychologique de Jamie est évidente. Tout le monde tomberait d’accord sur le fait qu’il a besoin de soutien, et de façon urgente – la psy lui suggère d’ailleurs de profiter d’être incarcéré dans un établissement psychiatrique pour recevoir les soins dont il a besoin, suggestion qu’il ne reçoit pas avec beaucoup de grâce. Et tout cet échange, toutes les réactions de Jamie, l’entièreté des réactions de la psy face à lui, bien que les traits en soient un peu grossis par moments, ce qui est compréhensible en raison de la durée du format, sont la représentation la plus fidèle que j’aie vu à ce jour d’une interaction entre un homme violent et sa victime. Impossible de placer un mot, si ça va pas où il veut t’en prends plein la gueule, si ça ne s’arrête pas quand il veut ça devient de plus en plus violent, et en même temps il va super mal, c’est palpable, et il attend que tu le sauves, Toi, qui est en train de te demander comment éviter qu’il te tue.
J’aimerais que tout le monde voit cette scène, pour réaliser dans quel genre d’ambivalence on se retrouve, combien c’est difficile de déterminer la stratégie adéquate face à quelqu’un d’aussi volatile, combien c’est ridicule de venir après dire « tu aurais dû faire ci ou ça » ou « tu aurais dû lui dire de pas faire ça » ou « pourquoi tu t’es pas défendue? », et paradoxalement, aussi, parce qu’elle montre extrêmement bien à quel point la fragilité de l’auteur est perceptible et il faut que quelqu’un intervienne pour le faire dés-escalader et l’aider à sortir de ce qui le met dans de telles difficultés mais ça ne peut pas être sa cible, parce qu’elle est en danger. Elle montre tout ce qu’on ne peut pas vous expliquer, mais que vous comprendrez en le voyant.
J’aimerais que tous les hommes voient cette scène parce que bien sûr qu’on se rend bien compte que vous êtes pas tous comme ça. Mais il y en a qui sont comme ça. Et la plupart des femmes, à plus forte raison celles qui ont déjà eu à faire à ce type de violence (c’est-à-dire à peu près toutes les femmes), sont conscientes qu’il y en a qui sont comme ça. Et nous sommes aussi conscientes que les violences patriarcales s’étendent sur un continuum, et que tous les mecs qui rappellent pas le lendemain vont pas nous assassiner de dix-huit coups de couteaux. Mais rendez-vous bien compte que ça, on ne peut pas le savoir sans vous connaître très bien. Et même quand on vous connaît très bien, on n’est jamais complètement sûres, parce que vous pouvez tomber dans un rabbit hole sur reddit et attraper des idées complètement barrées sur ce que c’est qu’être un homme et ce que c’est qu’être une femme et ce que c’est qu’être en relation avec nous, et notre vie peut tourner au cauchemar du jour au lendemain. On est jamais complètement sûres, parce qu’on sait pas quel genre de potes vous avez et comment vous parlez des meufs quand elles sont pas là et quel genre de porno va vous donner des idées cette semaine et sur quoi vous nous mentez. On est jamais complètement sûres parce que les chiffres ne jouent pas exactement en votre faveur et que notre méfiance est raisonnable. On est jamais complètement sûres, parce que rien ne vous sépare de Jamie. Il n’est pas fou. C’est juste un mec normal qui a choisi de gérer sa détresse personnelle de la façon la plus malsaine et dangereuse possible, et peut-être que vous avez fait, faites ou ferez pareil.
J’aimerais surtout que tous les mecs qui se sont dit « je suis le mec du film » à la sortie du visionnage de Bref 2 voient Adolescence, pour voir comment nous on les voit, de l’extérieur.
C’est ça qu’on vous dit quand on vous dit #allmen ou qu’on préférerait croiser un ours qu’un mec toute seule dans la forêt. On est conscientes de ce continuum, mais quand vous parlez un peu fort quand vous êtes fâchés, on vous voit comme Jamie face à la psy. Quand vous prenez mal le rejet, on vous voit comme Jamie face à la psy. Quand vous faites une blague sexiste, on vous voit comme Jamie face à la psy. Il faut que vous preniez conscience que vous nous faites peur, que vous soyez sympa ou non, et que nous avons des raisons concrètes et légitimes pour ça. Il faut aussi que vous compreniez que sur ce continuum, même le bout le plus léger du spectre n’est ni innocent, ni indolore, et que rien ne justifie jamais de faire mal à quelqu’un, même un tout petit peu, et qu’en tolérer la plus petite partie, c’est ouvrir la porte à plus grave. Et à plus grave. Et à plus grave. Il n’y a pas de « petite déshumanisation innocente ». Chacune vous prépare au pire… Et chacune nous fait craindre que le pire soit déjà là.
Et je trouve remarquable que les auteurs de cette série aient pris le contre-pied du point de vue psychologisant de Bref 2, où c’est largement sous-entendu que le protagoniste agit comme ça parce qu’il l’a lui-même vécu dans l’enfance, et la question de la violence genrée est abordée de façon un peu lénifiante et on en laisse encore un bon bout dans le non-dit, notamment le degré de gravité, le danger que ça représente réellement, et le point de vue de la victime, l’impact que ça a sur elle, sont encore glissés sous le tapis, et c’est encore largement consensuel d’aborder le sujet de cette façon, avec plein de pincettes et du point de vue de l’auteur, en symétrisant son vécu avec celui de la victime et en prétendant que la même cause sous-jacente – le trauma et le manque d’estime de soi – motive les deux expériences et qu’ils sont à pouvoir égaux pour interrompre les dynamiques violentes. Ce qui en plus d’être faux est d’une cruauté invraisemblable : qui dit déjà à la victime que si elle veut que ça s’arrête, elle a qu’a changer? Qui lui dit déjà qu’elle est tout autant responsable que lui de ce qui lui arrive? Gregoire Simpson a fait une super analyse (depuis l’angle de la sociologie) de toute la série que je t’invite vivement à voir en entier, mais à ce timestamp en particulier il parle du problème de la symétrisation bien mieux que je ne pourrais le faire.
C’est pas souvent qu’on dit qu’un auteur de violence peut l’être sans avoir aucun passé traumatique, et ça nous interdit de conceptualiser la violence genrée comme une entité à part entière, une série de manœuvres instrumentales et parfaitement conscientisées que l’auteur déploie volontairement avec le but précis de briser sa victime et de la réduire en esclavage; et cette horreur peut parfaitement n’être motivée par absolument rien d’autre que la haine des femmes.
Mais c’est aussi un tableau très incomplet des violences interpersonnelles. Là où Bref 2 a correctement identifié la coexistence sur un même spectre des ‘players’ et des violents conjugaux, il a échoué à différencier l’origine partiellement traumatique et les réflexes socio-culturels non conscientisés du personnage principal de celle parfaitement intentionnelle et instrumentale de son ami Ben, et si Adolescence met enfin cette inconfortable vérité en lumière, l’étroitesse de son focus – que pour le coup je ne mets pas sur le même plan que les maladresses d’écriture de Bref 2, mais sur le compte d’un choix délibéré des auteurs d’aborder un sujet circonscrit sous un angle précis – lui non plus n’aborde pas une évidence qu’on ne peut pas se permettre d’occulter : toutes les violences interpersonnelles, même hétérosexuelles, ne découlent pas du patriarcat.
Mais j’en parlerai dans un autre article, j’ai fini pour ce soir. À bientôt, et courage pour cette lecture. Courage aussi pour Adolescence, si vous ne l’avez pas vu. Vous l’aurez deviné, elle est très dure, mais je pense qu’elle en vaut vraiment la peine.
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