La SPA Suisse – la société protectrice des animaux, pas un quelconque autre organisme sous le même acronyme – a un fond dédié aux propriétaires d’animaux de compagnie démunis. J’ai dû faire appel à ce fonds cette année en ma qualité de Personne en Situation de Handicap qui, puisque le monde est ce qu’il est, en est automatiquement en situation de précarité. Mon chien Pixel a fait une crise de douleur monumentale, j’ai dû l’amener en urgence chez le véto, on a fait des examens pour voir ce qui se passait, on a dû lui faire des injections, on a mis en place un traitement au long cours, puis par-dessus il a fallu renouveler les vaccins des Kaiju, Mina – la chatoune géante – a eu du sang dans ses urines, on a dû faire des examens pour voir ce qui se passait, un traitement à court terme a été mis en place, Murai s’est fait renverser par une voiture, j’ai dû l’emmener en urgence chez le véto, on a fait des examens et des soins ambulatoires, et à la fin j’avais 2000 balles et un système nerveux de moins, ce qui de nos jours suffit à mettre sérieusement dans la merde n’importe quel citoyen suisse qui n’est pas dans la classe moyenne sup’, alors imagine quelqu’un qui vit en-dessous du seuil de pauvreté. Alors j’ai sollicité l’aide de la SPA.
Comme on est affilié à son canton de référence, c’est à la SPA Fribourg que j’ai dû m’adresser. Ça ne m’enchantait pas : quand je les avais contactés quelques mois plus tôt pour leur dire que mon chat – celle de juste avant les Kaiju – n’était jamais rentrée à la maison, mon interlocutrice m’avait dit plutôt frontalement que c’était de ma faute, parce que j’habitais dans un appartement et qu’elle devait rentrer par la fenêtre, donc elle s’était sûrement trouvé une meilleure maison avec un jardin où elle était mieux traitée que ça. J’ai dû me retenir très fort de lui dire d’aller se faire foutre, en prévoyance du fait que peut-être j’aurais besoin d’eux si mon chat était retrouvé, ou si j’avais besoin de solliciter le fameux fonds. Je me suis contentée de leur expliquer longuement comment cette petite était une rescapée de chez un junkie qui la maltraitait de façons que je ne vais pas décrire ici et l’affamait, comment j’ai encaissé sans broncher pendant un an et demi qu’elle m’attaque à chaque fois qu’elle avait faim ou peur, jusqu’à ce qu’elle arrive enfin à s’apaiser et me faire confiance, et que c’était pas possible de faire des suppositions pareilles sans aucune base pour dire des trucs aussi brutaux.
Enfin, quand je me suis adressée à eux pour cette demande d’aide, la réponse n’a pas été beaucoup plus chaleureuse, On m’a fait parvenir un formulaire en me disant de me conformer aux exigences de son contenu. Le voici, pour les curieux.
On constate que les conditions de l’aide sont restrictives et particulières : ne sont pas endossés les frais de vaccination, ni de prise en charge de la douleur, seulement les traitements dont la survie de l’animal dépend MAIS pas tous les traitements pour un cancer. On y remarquera surtout cette exigence de document très étrange :
Une confirmation écrite d’un fonctionnaire (curateur, tuteur) ou d’un organisme officiel (commune,
service social d’une institution officielle, service d’assistance officiel, APEA, autorité judiciaire) qui
doit contenir la phrase suivante: Nous attestons que Monsieur/Madame (prénom et nom) n’est
pas en mesure de supporter lui-même/elle-même les frais en question.
On s’imaginerait donc qu’assez facilement on peut se rendre auprès de son centre social de référence et obtenir le sésame en un coup de photocopieuse et elle est belle. Eh bien figure-toi que non : ni mon centre social de référence, ni l’office de l’assurance-invalidité (l’organisme semi-privé qui délivre l’équivalent suisse de l’AAH, pour les amis français qui nous lisent) ne sont habilités à délivrer une telle attestation. Autrement dit : ce document n’a aucun fondement légal et sa demande est abusive, parce qu’elle place la personne demanderesse dans une impasse administrative impossible à résoudre.
J’ai dû exceptionnellement m’inscrire au service d’aide sociale dont je n’ai absolument aucune raison de solliciter l’aide exclusivement dans l’optique d’obtenir ce papier, et quiconque a déjà fait appel à eux sait à quel point cette démarche en elle-même est intrusive et humiliante : avant de pouvoir avoir le droit de prendre RDV avec un ou une conseillère, il faut montrer patte blanche : relevés de comptes bancaires pour attester de sa pauvreté, police d’assurance, attestations de revenus, déclarations d’impôts, copie du bail (et prépare-toi à devoir lâcher ton appartement si le loyer en est jugé trop élevé), photocopie des journaux intimes, certificat de bonnes moeurs et lettres de recommandation de trois notables se portant garant de ta bonne réputation… (bien sûr je déconne avec les trois derniers. mais seulement avec ceux-là.) Et lorsqu’enfin tu t’es assez mis à nu pour avoir le droit de parler à quelqu’un, la première chose qu’on te dit dans ce RDV d’ouverture du dossier est une mise en garde : certes les minimas sociaux sont un droit citoyen, mais il va falloir que tu bouges ton cul pour t’en sortir le plus vite possible, et si tu n’obéis pas à toutes les demandes on te punit en te coupant les vivres, et sois-en bien conscient : c’est un prêt. Sitôt que tu retrouves du job, il va falloir tout rembourser, mon coco. T’as compris? T’as pas intérêt à croire que tu vas pouvoir te la couler douce en profitant du système.
À partir de là, il a fallu batailler pendant quatre mois pour passer d’une interlocutrice incapable de comprendre ma demande à une interlocutrice outrée, qui m’a fait pleurer de soulagement : la conseillère qu’on m’a attribuée était aussi incapable que moi de comprendre pourquoi on me demandait encore de prouver que j’étais précaire au-delà de la production d’une attestation de mon statut de bénéficiaire d’une rente invalidité, parce qu’en Suisse il y a peu de personnes davantage précaires que les rentiers à l’invalidité : même la rente complète la plus élevée est largement en-dessous du seuil de pauvreté. Il est impossible de vivre de ce revenu sans demander des prestations complémentaires pour les… complémenter – ce qui est également un droit citoyen garanti par la loi, en théorie, souvent il faut aussi batailler dur pour l’obtenir – et même avec ce revenu complémentaire, on reste en-dessous du seuil de pauvreté.
Fun fact : les prestations complémentaires sont légalement non imposables et non soumises au remboursement. Enfin presque : depuis 2021, les prestations complémentaires sont soumises au remboursement au même titre que les prestations de l’aide sociale si la succession dépasse 40’000 francs. C’est un peu tricky, mais si je comprends bien : si je meurs et que mes enfants ou mon conjoint ont plus de 40’000 balles de côté, tout ce qui dépasse sera versé à l’état pour me rembourser de tout ce que j’ai coûté en étant une handicapée inactive. De même, quand mes parents décèderont et me laisseront leur héritage, je ne pourrai rien garder au-delà de 100’000 francs (le plafond de fortune auquel on ne délivre plus de prestations complémentaires). Je ne sais pas de quelle façon ça affecte les biens mobiliers. Donc si mon père me lègue 200’000 balles à son décès – chiffre complètement tiré du chapeau – je vais devoir en utiliser la moitié pour manger et payer mon loyer jusqu’à atteindre à nouveau ce plafond de 100’000 francs, à partir duquel je pourrai à nouveau déposer une demande. Ce que ça implique, concrètement, c’est que jamais je ne me sortirai de ma position de précarité. Par exemple, en accédant à la propriété. Ça semble logique, mais pas très juste, si? En comparaison, les descendants et les partenaires enregistrés d’une personne trépassée qui n’était pas en situation de handicap sont exonérés d’impôt à la succession. T’as voulu être handicapé et vivre au crochet de la société? Très bien. Le prix à payer, c’est qu’on va délibérément te maintenir la tête sous l’eau toute ta vie, et quand on en aura fini avec toi, on va faire pareil avec tes enfants et ton conjoint.
[paragraphe modifié après avoir relu le texte de loi, j’espère que j’ai tout bon cette fois.]
Revenons à nos moutons. On en est au stade où ma conseillère au centre social me dit que leur demande est un peu scandaleuse et excessive et me souhaite bon courage dans mon entreprise, l’office d’invalidité me dit qu’il peut me délivrer sans aucun soucis mon poids en attestation que je suis bien au bénéfice d’une rente invalidité avec le montant de ladite rente inscrite sur ladite attestation, tous m’écrivent par mail qu’ils ne sont pas habilités à me fournir la formule exigée par la SPA et m’autorisent à communiquer ces échanges mail à la SPA – ce que je fais. Après des dizaines d’échanges avec ma SPA de référence pour essayer de leur faire comprendre que j’essaye, très fort, depuis des mois, de leur fournir cette fameuse « phrase obligatoire », ils finissent par me répondre que le conseil a finalement pris la décision de me rembourser environ 10% de mes 2000 balles de facture, qu’il faut que je leur envoie mon IBAN et que je rédige une lettre de remerciement à la SPA dont je dois leur faire parvenir copie, et me renvoient encore le formulaire pour la « marche à suivre » : sous-entendu « on va pas te le dire encore une fois, mais tu toucheras pas tes 200 balles si tu nous envoie pas cette phrase obligatoire, alors bouge-toi maintenant ».
Et là j’ai craqué. Parce que 200 balles ça fait une différence si minime pour moi que ça vaut pas quatre mois de boulot, et ça ne change strictement rien à la galère dans laquelle cette pile de factures de véto m’a mise. Donc en guise de lettre de remerciement je leur ai envoyé un courrier leur disant que si c’est pour s’assurer que les personnes qui sollicitent leur fond d’aide ne le font pas indûment, leur « phrase obligatoire » ne sert en rien à attester d’une situation de précarité qu’une formule officielle pourrait mieux démontrer, et que sa seule utilité était de prouver que les personnes en détresse feraient n’importe quoi pour obtenir un peu d’aide. Je leur ai rappelé que leur mission est de venir en aide à des individus en difficulté qui ne peuvent pas s’en sortir par eux-mêmes et ont besoin de leur soutien, et que malmener les détenteurs précaires d’animaux de compagnie nuisait ultimement aux animaux. Et j’ai conclu en leur annonçant que je préférais renoncer à cette aide – qui n’allait probablement jamais venir, de toutes façons – plutôt que de ramper.
Je me suis abstenue de leur rappeler que la SPA tourne essentiellement sur des dons et des fonds publics et qu’ils ont quelques règles à respecter vis-à-vis de leur public, et aussi que j’ai fait tellement d’heures de bénévolat chez eux depuis mon enfance que si j’avais dû être rémunérée pour mon travail ils auraient quelques milliers de francs d’arriérés vis-à-vis de moi. Assez bonne pour aider, mais jamais assez bonne pour être aidée. Après, tout ça s’inscrit dans une actualité de la SPA super problématique, désignée pudiquement sur leur site sous l’intitulé « défis internes », et qui recoupe (ou occulte, selon qu’on est cynique ou pas) une réalité assez dégueulasse (attention trigger maltraitance animale. Oui je sais, c’est la SPA et…). Ce n’est pas très étonnant que ces rapports de domination et cette toute-puissance déborde dans leur attitude vis-à-vis des personnes vulnérables qui leur demandent l’aumône.
J’aimerais vous dire que c’est une attitude propre à la SPA, mais malheureusement ça s’inscrit dans une problématique sociale beaucoup plus large qui est invasive non seulement dans le regard populaire mais aussi à toutes les strates de toutes les administrations, qu’elles soient publiques, privées ou semi-privées, et dont le paysage politique suisse est complètement gangrené. C’est après tout une vieille tradition dans ce pays, et dans ce pays on aime et on respecte les traditions (sinon on t’expulse).
Je vais pas rentrer dans le détail du pourquoi, mais cette année a été une année particulièrement compliquée pour moi, j’ai « perdu » beaucoup de thunes et dû supporter un stress économique inédit – moi qui suis économe et hyper prévoyante – et j’ai dû pour la première fois, et à ma très grande honte, faire appel à l’aide alimentaire. Dans mon canton de résidence (sur le moment) c’était une organisation privée sous la forme d’association, et la bénévole qui m’a donné mon sac de provisions m’a aussi fourni un petit pamphlet. Le sac de courses était composé à environ un tiers de produits nettoyants, désinfectants et autres produits de toilette, et j’ai fait de mon mieux pour ne pas interpréter cette répartition défavorablement, mais elle m’a quand même laissé l’impression que le pauvre est sale et qu’il doit être incité à apprendre à prendre soin de son hygiène. Le brûlot m’informait que je ne pouvais solliciter l’aide alimentaire que quatre fois l’an (le reste du temps tu te démerdes, arrête d’être pauvre, quoi). Il se composait aussi d’une liste de course typique pour préserver son budget, avec une série de produits de référence : un litre de lait (marque budget), un paquet de pâtes (marque budget), trois conserves de légumes (marque budget)… Parce que sûrement, sûrement, si je me retrouve en plein âge adulte, femme célibataire vivant seule, à devoir faire appel à l’aide alimentaire, c’est parce que je me suis foutue dans la merde en ne sachant pas gérer mon budget. Donc il me faut un petit pamphlet pour m’éduquer. En plus de la honte de devoir solliciter la charité, je me tape l’humiliation de la condescendance, de la pitié et du jugement. Très agréable.
Le pauvre est toujours vu comme un profiteur paresseux et mal élevé, responsable de son sort, et très souvent présumé malhonnête et criminel. En suisse on en est à ce point de suspicion qu’en 2018 les citoyens suisses ont donné l’aval à une loi de surveillance des bénéficiaires de l’assurance-invalidité qui concrètement autorise cet organisme semi-privé à mettre en œuvre tous les moyens de surveillance nécessaires, y inclus l’utilisation de drones ou le recours à un détective privé, pour s’assurer que le bénéficiaire n’est pas en train de recevoir des prestations indûment, constituant une véritable jurisprudence à la loi sur la protection de la vie privée, ce qui forme un précédent très inquiétant à la création d’un statut exceptionnel de sous-citoyens jouissants de droits spéciaux ou souffrant de suppressions de droits citoyens et humains en raison de leur situation économique ou / et de leur état de santé. Je ne suis pas forcément la plus compétente en « legalese » (même si je le suis suffisamment pour avoir gagné un cas contre l’OAI, un cas contre un bailleur et un cas contre une imposition abusive de mes fameuses prestations complémentaires – et même, là je mesure mon immense privilège, parce que j’ai gagné deux de ces trois cas, OAI et prestations complémentaires, en récupérant le dossier à un service d’aide juridique où mon interlocuteur m’assurait qu’il était impossible à gagner, en dépit de textes de lois pourtant très clairs, donc je n’imagine même pas à quel point les bénéficiaires qui ont moins d’éducation scolaire et citoyenne et peut-être une personnalité moins affirmée doivent se faire enfler comme pas possible) et c’est ma très grande faute en temps que suissesse (car dans ce pays, nul n’est censé ignorer la loi), je ne suis donc pas la personne la plus indiquée pour décortiquer en détail tout le pan de l’inquiétante dérive de la loi suisse en matière de handicap, d’aide sociale et d’égalité des droits, mais croyez-moi quand je vous dit que c’est bien là , et même que ce n’est que la pointe de l’iceberg.
Le prétexte est toujours la traque de la fraude, qui dans les faits tourne de façon stable depuis des dizaines d’années entre 0,7% et 5% selon les études et les outils de mesure utilisés. On se figure toujours ce fraudeur au pire des cas comme un étranger – et si c’est avéré, la confédération suisse est en droit d’expulser ce mécréant vers son pays d’origine – ou comme un toxicomane paresseux qui claque tout son budget en drogue et en alcool et passe sa journée devant la télé. Dans les faits, la plupart des fraudeurs le sont plutôt par le haut : percevant indûment des prestations alors qu’ils sont dans une situation économiquement confortable qui ne le justifie pas.
Ça me gratouille dans les encoignures d’écrire cet article parce que comme toutes les personnes dans ma position, j’ai un peu honte d’y être, un peu honte de subir tout ça, de ne pas réussir à m’en sortir, et j’ai le sentiment persistant que m’épancher sur le sujet fait de moi une chouinarde qui entend susciter votre apitoiement, que j’étale ma vie privée sans aucune pudeur, et que je devrais encaisser dignement et me tirer de toutes ces merdes par moi-même, que parler c’est en quelque sorte courber l’échine. Mais le fait est que vous ne savez pas. À chaque fois que quelqu’un me dit comment il croit que je vis dans ma situation, je suis sidérée : on m’imagine un revenu très confortable, une vie sereine, on pense que j’ai trouvé la combine pour ne pas bosser, que je me la coule douce (c’est presque que des citations littérales) – quand en réalité, ça ne s’arrête pas. Mais genre, jamais. Mais je me rends compte, aussi, que ne pas en parler par honte et par peur de vous importuner à force de me plaindre, ça découle aussi de ce que j’ai intégré cette vision déformée sous laquelle m’écrase l’administration, le gouvernement et la doxa, qui voudrait que les bénéficiaires du filet de sécurité social soient des geignards pusillanimes qui devraient se remuer un peu pour sortir tout seuls de leur situation, et souffrir dignement en silence, parce qu’on ne voudrait pas que tout le monde se rende compte qu’en fait, il y a là une collection de suppression de droits humains et citoyens qu’il ne faudrait pas que le grand public se mette à regarder de trop près, alors si eux-mêmes croient qu’il faut qu’ils se taisent, c’est parfait : le contrôle est total. Et puis, gare à toi si tu t’énerves… On avait bien dit que t’étais mal élevé et instable, et ça risque de te coûter des droits cette attitude!
En résumé : si je souffre dignement et en silence, vous ne savez pas. Si vous ne savez pas, rien ne bouge. Si rien ne bouge, je souffre dignement et en silence. Donc je vide mon sac.
Et sur ces entrefaites, puisque je pense en avoir fini pour cette fois, je m’en vais retourner boire des bières dans mon canapé et essuyer mon visage crasseux de pauvre profiteuse avec mon faux permis de séjour. Amusez-vous bien, braves amis travailleurs productifs qui contribuent à la société!
J’assume très bien, hein. Ça se devine au vomi de sarcasme, que j’assume très bien.
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