En vrac #10

Ou l’art délicat de refaire sa vie quelque part où l’on ne connaît rien ni personne – tant qu’à faire, j’aurais dû sauter le pas et tenter la Norvège… « Est-ce que j’ai fait une connerie? » Que je me dis. « Est-ce que j’ai bien fait de m’éloigner à ce point et venir m’enterrer ici? » « Loin de quoi, exactement? » répond l’autre, celle à 0% de bullshit. « Du drama? Des enflures? Du vide? T’as déjà une vie sociale mille fois plus riche qu’avant, ici. Pis tu connais déjà bien plus de monde que tu crois. T’es à ta place, ici, tu verras. » Well, off we go into the mountains.


La docteure, elle m’a fait une composition corporelle avec des décharges électriques et tout. Si tu sais pas où sont passés tes muscles, cherche pas, c’est moi qui possède Tous les Muscles.


J’ai commencé à lire « On vous vole votre attention » de Johann Hari. Je ne sais plus exactement comment ce livre a été porté à mon attention, mais c’est l’une de ces recommandations providentielles qui te donnent l’impression d’être constamment sur écoute, tant elle tombait à point nommé au milieu de ma démarche d’abandon de mon smartphone et de sobriété vis-à-vis des réseaux sociaux.

Le livre n’a rien de pompeux, se lit facilement. Son titre aux airs de self-help est assez trompeur, l’auteur est un journaliste avec une formation en sociologie, son propos s’appuie sur des échanges avec des sociologues, des psychiatres et des chercheurs en neuroscience, ainsi que l’épluchage minutieux d’une centaine d’études. De façon générale, j’ai assez confiance en les éditions Eyrolles – on dirait que je me suis donné pour mission de posséder tout leur catalogue à domicile – pour nous proposer un contenu sérieux et fiable.

Le bouquin aborde donc la question de ce que l’auteur présente comme une véritable « crise de l’attention », dont les interlocuteurs avec qui il échange situent le point de départ au début des années 80. Conscient de cette tendance toute humaine à prendre son cas pour une généralité, il a commencé par se demander si cette détérioration cognitive n’était pas due à son vieillissement (il a écrit ce livre au début de sa quarantaine…) avant que ses interlocuteurs, dont c’est le sujet de recherche, ne lui corroborent qu’ils sont passés par le même questionnement mais que non, en effet, ce n’est pas un cas typique de « c’était mieux avant », mais il y a bel et bien un phénomène observable, rapide et d’une envergure sans précédent.

Je lis ça et je pense à ma grand-mère, cette femme de plus de quatre-vingt ans qui a passé une grande partie de sa vie à indexer des milliers de films sur catalogue, connait sa Dewey maison sur le bout des doigts et peut te pitcher la quasi-totalité de sa filmographie sur demande, lit trois ou quatre bouquins par semaine, s’amméliore considérablement en temps qu’aquarelliste, découvre constamment de nouveaux compositeurs de musique classique et bricole des poupées victoriennes comme personne. Ça me fait glousser de lire ça, parce qu’elle n’est pas un cas isolé dans ma famille. Je sais de source sûre qu’à moins d’avoir un problème de santé qui va dégrader ces capacités cognitives, ce n’est pas l’âge à lui seul qui les entame; c’est la paresse. Paresse intellectuelle qui se complaît dans le confort des connaissances et savoir-faires accumulés quelque part à l’adolescence et jamais renouvelés, et manque d’exercice de ce « muscle » qui n’est sollicité que face à de nouveaux challenges d’apprentissage et de mémorisation. On ne devient pas automatiquement bête en vieillissant.

L’auteur ouvre son premier chapitre sur une retraite technologique auto-imposée de trois mois, sans accès à internet et sans téléphone portable, qui résonne fortement à toutes les démarches que j’entreprends à titre personnel en ce moment même. Les deux premières semaines sont faciles, épanouissantes, une véritable renaissance. La troisième, en revanche, présente un enjeux inattendu : il se confronte aux effets d’une addiction dont il ignorait l’existence et la gravité, cherchant un hotspot ou un smartphone comme un junkie.

L’un de ses interlocuteurs abonde en son sens, se remémorant le moment où il a réalisé qu’il ignorait les salutations matinales de ses enfants pour se ruer sur son téléphone. Ça me percute un peu trop fort : je me suis déjà vue ignorer les câlins du matin enthousiastes de mon chien pour scroller, ignorer les chats en train de me marcher sur la tête en miaulant parce que j’étais en train de lire mes mails. Sune Lehmann raconte que la honte que lui a procuré cette réalisation l’a poussé à se réabonner à un journal papier pour s’informer et ne plus consulter les RS que le dimanche. Je caresse cette idée avec beaucoup de sérieux : le flux continu d’infos auquel nous soumettent les réseaux est plus anxiogène qu’efficace à nous informer, là où le journal papier s’acquitte parfaitement de cette tâche dans une plage de temps circonscrite de la journée, dont nous disposons ensuite comme bon nous semble, pour faire autre chose que s’inquiéter ou s’énerver.

Hari, face à son addiction, constate aussi un effet de paralysie : il est parti faire sa retraite avec une pile de bouquins qu’il se réjouissait de lire, mais semaine trois de son sevrage d’hyper-connexion, il réalise qu’il n’en a toujours ouvert aucun, mais surtout qu’il en est incapable, alors que c’est une activité qu’il a toujours adorée, qui est même une part importante de son identité.

Je connais ce sentiment, mais j’ai l’impression que sa source diffère chez moi. Notamment parce que comme je l’ai dit dans d’autres articles sur le sujet, je suis un bébé sur les RS et je n’ai un smartphone que depuis relativement peu de temps, donc cet envahissement récent ne devrait pas avoir eu le temps de faire autant de dégâts que chez quelqu’un qui suit ce régime depuis vingt ans. Mais à un moment dans ma vie, quelque chose s’est effondré en moi. Pas la peine de te raconter quoi, c’est un détail. Ce n’est de loin pas le truc le plus sérieux ou horrible qui m’est arrivé dans ma vie, c’était juste le truc de trop; celui qui a fait trop peur, qui est arrivé à un moment où j’en avais déjà trop vécus que je n’avais pas digérés, celui qui a tapé trop près de mes défenses, enfin voilà – à un moment dans ma vie, quelque chose s’est effondré en moi, et comme si on avait savonné l’échelle de la piscine dans laquelle j’étais en train de me noyer, à chaque fois que j’ai essayé de sortir, j’ai glissé à la renverse dans mon piège aquatique. Alors j’ai arrêté de me débattre, je me suis laissée couler. Mon addiction à moi, c’est le contenu anxiogène déniché sur le web, les boucles de rumination, une forme vicelarde de rage, de tristesse et de trouille que j’alimente en tentant d ‘éviter de les confronter. Parce que si je lâche, si je regarde, le torrent qui s’abat sur ma tronche me submerge et je suffoque.

Il y a cette phrase dans le bouquin de Hari qui m’interpelle : « Elle [Gloria Mark] m’a expliqué que, quand on a été interrompu au quotidien pendant longtemps, on commence à s’interrompre soi-même lorsqu’on est libéré de ces interruptions externes ». Je me dis « c’est pareil avec la douleur, tu finis par te l’infliger toi-même, comme une bonne vieille habitude, sans même réaliser que l’épreuve est finie depuis bien longtemps ». Et il m’apparaît que notre addiction au flux continu de l’info n’agit pas comme pourrait le faire un opioïde, euphorisant et altérant le fonctionnement de notre circuit dopaminergique, mais s’inscrit quelque part dans le spectre du trouble anxieux : dans une tentative désespérée de tenir les angoisses à distance, nous nous en infligeons paradoxalement continuellement.

Conscient qu’une retraite de trois mois loin de toute technologie constitue dans notre vie contemporaine un luxe qui n’est accessible que du haut de ses privilèges, l’auteur tente d’explorer d’autres pistes pour s’en extirper au quotidien et provoquer des changements systémiques propres à restaurer ces essentielles ressources cognitives – car comme il le souligne avec beaucoup de pertinence, « ce n’est pas un hasard si cette crise de l’attention a lieu en même temps que la pire crise démocratique depuis les années 30 ».

Le second chapitre aborde la première de ces pistes, intitulée « l’état de flow ». Je découvre de quoi il s’agit avec un sourire de connivence : j’ai déjà eu cette conversation au sujet du trauma, où mes interlocuteurs et moi-même nous mettions d’accord que la porte de sortie était dans les projets intéressants, qui nous absorbaient suffisamment pour redonner un sens à notre existence, et nous reconnectaient à notre capacité à l’émerveillement. C’est exactement ce que ce terme d’état de flow décrit : cette capacité à être tellement absorbé par un objet de fascination que le temps, l’ego, la notion même de notre existence se dissolvent dans notre préoccupation pour cet objet – ce qui me conforte encore dans l’idée que la crise attentionnelle qui fait l’objet de son observation trouve ses racines dans l’anxiété.

Il est question, dans le livre, de restaurer cette capacité à entrer en état de flow par petites périodes de dix minutes, puis quinze, puis vingt, comme une reprise d’exercice physique, jusqu’à ce qu’il revienne avec facilité, sans qu’on ait à y penser – et je me réjouis d’avoir naturellement entretenu ma faculté à « plonger » tout au long de ma vie, même au cœur des pires crises.

J’en suis là de ma lecture – je me suis arrêtée au début du 3e chapitre parce qu’il fallait que je reprenne ma vie de tous les jours, quand même – constatant dans la foulée que je n’ai eu aucune difficulté à engloutir une petite centaine de pages d’une traite, donc il y a de l’espoir. Je risque d’en parler à nouveau ici à mesure que j’avancerai dans ma lecture, mais je pense que je peux déjà la conseiller sans trop risquer de me planter. Je pense qu’il peut être d’utilité publique. Je pense que c’est le moment.


Le lendemain, mon autoradio entame Body Riddle. Je pense « état de flow » et je souris. Je pense que je vais passer la semaine suivante à monter des meubles en chantant avec un casque. Je pense que je vais faire de la spéléo dans mes playlists pour déterrer de la « musique de tête » dont l’écoute me fait l’effet d’une lame de centrifugeuse raclant les parois de mon crâne depuis l’intérieur dans un mouvement lancinant, jusqu’à ce que j’abdique au frisson. Je pense que peut-être je posterai des drones par ici. Peut-être.

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