La margelle est verglacée. Tes pieds instables glissent un peu dessus. C’est comme si la nature s’était démenée pour t’offrir ta dernière neige, et puis retour à la normale, comme si de rien. Un battement de cil pour elle, toute une vie partagée pour nous deux. Quel joli cadeau.
Tu dors comme une pierre et j’ai pas le cœur de te réveiller. T’as l’air si paisible… Pas le cœur de te laisser seul non plus. Pas aujourd’hui. Je remets une buche dans le feu, je fais chauffer de l’eau pour le thé, et j’annule la vie pour aujourd’hui.
C’est comme si tu savais. Ça faisait des mois que tu ne m’avais plus fait de promenades aussi longues que ces deux derniers jours, autant demandé de câlins. Tes longues pauses dans le jardin, immobile, à humer le vent collé contre moi, me donnent le sentiment que tu cherches à tout prendre de ce monde devenu muet, tout ce que tu peux, une dernière fois. Aujourd’hui tu ne pleures pas, tu te reposes, tu joues, tu marches, tu savoures. C’est mon tour.
Je nous fait à manger. J’ai trouvé des petits médaillons d’Angus, ça ira bien avec le risotto aux bolets. J’ai lu trop de ces histoires d’amis de chiens qui leurs font le meilleur dernier repas possible, seulement pour se dire qu’ils auraient dû faire ça toute sa vie. C’est l’un des regrets que je n’aurai pas. M. nous rejoint, vous jouez à la tiraille, cassez des cartons. Tu t’endors heureux.
Ce dernier câlin du matin n’est pas comme les autres. Si doux, si calme, tu me fais de grands bisous sur tout le visage, tu acceptes gracieusement mes bisous sur la joue que pourtant tu détestes, et tu restes tranquillement pour recevoir des tonnes de caresses. T’as insisté pour passer à la boulangerie prendre un petit pain au lait, et on l’a partagé, tous les trois, avant de monter en voiture.
J’ai tout fait pour te garder auprès de moi aussi longtemps que je le pouvais. Et avec quel succès! Trop longtemps, peut-être, pour ce petit corps fatigué. Le temps qu’il m’a fallu pour sortir du déni. On répare à un endroit, ça craque à un autre… L’étoffe même de la vie s’étiole, par friction. Le Martindale est plus statistiquement fiable que la martingale: 100% de réussite, à tous les coups.
Je suis heureuse que tu partes comme ça : doucement, entouré d’amour et de confort, et pas brutalement arraché à moi par un drame ou la lente agonie de la maladie. T’as vieilli comme le grand sportif que t’es, d’un coup, avec de bonnes dents et des constantes parfaites, juste l’âge qui finit par gagner la course. Tu es resté jusqu’au bout, vif et tendre, gourmand et intelligent, sensible et compatissant, fidèle à toi-même. Je suis heureuse que tu aies vécu si peu de choses affreuses. J’aurais voulu pouvoir te les épargner toutes. J’ai fait de mon mieux.
Je suis triste que tu partes comme ça : je t’ai vu perdre petit à petit tout ce qui faisait notre bonheur, et pourtant toujours je me demande si je fais la bonne chose. Toujours je me demanderai si je fais la bonne chose.
Qui va partager mes mandarines à partager, maintenant? Qui va exiger le tribut de chien, croutes de fromage et quignon de pain? J’anticipe déjà la sensation fantôme de ta truffe mouillée dans le creux de ma main, la prodigieuse délicatesse avec laquelle tu saisis les friandises, soucieux de ne pas mordre. L’ASMR de ton souffle endormi va manquer à mes nuits. Tes petits bisous sur le nez, ta bonne odeur d’étable. Le bruit de tes griffes sur le parquet pour me réveiller en douceur, toujours bien trop tôt. Les immenses joies de tes câlins-du-matin vont laisser place à une immense tristesse.
Mes amis me disent qu’il faut une humaine exceptionnelle pour faire un chien si doux et affectueux, qu’avec moi tu as vécu la meilleure vie de chien possible. Moi je crois que c’est toi qui es un chien exceptionnel, ma petite merveille, tu étais déjà ce jeune monsieur tout fou et terriblement anxieux et si doux et communicatif quand j’ai eu la chance de te rencontrer.


Et je t’assure que tu m’as offert une vie fantastique, tout le temps que tu l’as partagée avec moi, à gravir des sommets et braver des blizzards, de toutes mes explorations et de toutes mes aventures. Qui montera la garde près du feu pour moi, sentinelle paisible mais vigilante au creux de la nuit? Qui se blottira tout le long de moi dans le hamac pour se réchauffer ensemble? Tu manquais déjà à mes aventures, ces derniers temps, mon âme-chien.


Ton feu s’est éteint ce matin, tout en douceur. Ma flamme vacille. Tous ceux qui voulaient te dire au revoir n’ont pas pu venir – il y aurait eu tout un cortège. T’étais tellement aimé, mon chien. Je dois m’arrêter dans les escaliers, l’impression que mon cœur ne tiendra jamais. Je pleure comme une toute petite enfant, à grands hurlements incontrôlables. C’est la vie, les chiens partent plus vite que les humains. Je suis censée l’accepter et accuser le coup comme une grande fille, mais rien ne pouvait me préparer à perdre mon meilleur ami. On ne devrait pas pouvoir perdre quelqu’un dont on a torché les fesses de bébé.
Tu manqueras partout, tout le temps, atrocement. Tu laisses derrière toi un grand froid.
Je t’aime.


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