Culture, biture, culture de la biture

Dans ce manifeste, l’auteur critique la confusion entre l’anarchisme et le slogan « don’t tell me what to do ! » qui est souvent selon lui une excuse pour la paresse, l’égoïsme ou l’absence de responsabilité. Que penses-tu de cette idée ?

Je pense que c’est l’un des aspects cruciaux de la distinction entre l’anarchisme et le libéralisme radical, qui est ce que devient l’anarchisme sans la responsabilité. C’est politiquement désastreux.

Mouvement Straight Edge, sobriété radicale et anarchisme

Ce manifeste, c’est un petit pamphlet au sujet de la sobriété et de l’abstinence (on parle d’alcool, pas d’achats compulsifs ou de chasteté, ce sont de vrais sujets, mais pas le sujet là, tout de suite) sur lequel je suis tombée en cherchant une définition claire de ce qu’implique le mouvement ‘Straight Edge’. Pour faire court : c’est confus. Oui parce qu’il y a trois ans, dans un festival, je suis tombée sur une vieille connaissance de bistro qui, me voyant commander des minérales toute la soirée, m’a demandé si j’étais straight edge. Pour le contexte, c’était dans un festival metal – punk – hardcore – experimental, j’ai la tête de l’emploi, la question n’était absolument pas incongrue et tout à fait légitime.

Mais je l’ai démentie et je me suis un peu sentie mal à l’aise. Déjà parce que j’ai pas toujours été sobre, j’ai eu une période à l’adolescence – comme beaucoup d’adolescents – où ma consommation d’alcool était complètement excessive et hors de contrôle. Et puis un jour j’ai arrêté, parce que je me suis vue dix, vingt ans plus tard si je continuais comme ça, et j’ai pas eu envie d’aller là. Enfin, je dis « un jour », mais ça a pris du temps, et ça a été d’autant plus compliqué que je n’ai pas coupé les ponts avec la bande d’amis avec qui je buvais des canons pendant que je prenais de nouvelles habitudes. Et puis j’ai réussi, et puis j’ai vu à quel point les soirées n’étaient plus drôles pour moi quand ils étaient ivres et moi sobre, et puis je les ai finalement perdus de vue parce qu’en-dehors de la culture du bistro, nous n’avions finalement pas grand-chose à partager.

J’estime toujours pas que je suis « abstinente » à proprement parler. Avec le temps j’ai attrapé une vision plutôt négative de l’alcool et de sa consommation – je vois ça comme un poison dangereux qu’incongrument on consent à s’auto-infliger, qui altère gravement notre jugement et sabote nos performances pour une durée de temps relativement étendue, et qui implique une descente pour le moins désagréable – et j’ai de toutes façons toujours eu assez peu de goût pour l’alcool – je n’ai jamais bu que de la bière, les alcools forts étaient trop désagréables pour moi – mais ma foi si on me propose une bonne stout de brasserie artisanale, j’ai aucune raison de ne pas me laisser tenter, je vais simplement partager avec la personne qui me propose ou opter pour la version sans alcool. Il y a des brasseries qui font de super stouts sans alcool, j’ai été bluffée.

Enfin, voilà, je ne considère pas être abstinente, je n’ai pas peur de perdre le contrôle si je bois un verre, je ne considère pas que l’alcool ou les gens qui en consomment c’est le mal, je suis somme toute assez indifférente vis-à-vis de l’alcool; à titre personnel ça ne me procure plus aucun plaisir et je n’ai aucun attrait particulier pour le goût, donc je n’y vais pas. Mais ça fait un peu plus de vingt ans que je ne bois plus que mondainement (une ou deux fois par an pendant les grosses soirées de réunion avec les copains de la période bistro), et concrètement, je réalise que ça fait quatre ou cinq ans que j’ai bu ma dernière bière, alors je m’interroge, est-ce que j’accepterais plus facilement le label de « Straight Edge » maintenant?

Force est de constater que j’y ai toujours une résistance. J’ai un souvenir des ‘Straight Edge’ que j’ai rencontrés comme de personnes tout au mieux très prosélytes, souvent moralisatrices, parfois très méprisantes, parfois violentes dans la défense de leurs convictions. Ce n’est pas ce que je souhaite être et c’est une attitude qui va même foncièrement à l’encontre de mes convictions: j’ai absolument rien contre les gens qui boivent, du moment qu’ils ne nuisent à personne. Je n’ai absolument rien contre personne, du moment qu’ils ne nuisent à personne. Je ne pense pas avoir tout compris à la vie, je ne suis pas convaincue que mon mode de vie est supérieur à celui d’autrui. Je sais ce qui me convient et ce qui ne me convient pas, et je fais de mon mieux pour foutre aux autres la même paix que j’attends d’eux qu’ils me foutent.

Oui parce qu’il y a un stigma attaché à la sobriété. T’es chiant. T’es « un petit vieux avant l’heure ». Tu sais pas t’amuser. Et quand tu refuses poliment un verre, on ne te prend pas au sérieux. La réponse standard n’est pas « Oh OK désolé » mais « allez, juste un petit verre! », et ça a l’air d’autant plus incongru, pour quelqu’un qui présente comme moi, qui traine ses basques dans les concerts, les manifs et les tiers-lieux alternos, de ne pas aimer boire. Apparemment, mon apparence implique plus ou moins implicitement un certain degré d’alcoolisme. Le plus étonnant, c’est que ce préjugé vient souvent de l’intérieur… Et pendant longtemps j’avais l’impression de pas être à ma place, de ne pas mériter de me revendiquer punk ou grunge ou metaleuse ou que sais-je, parce que je ne suis pas assez edgy, destroy, ou tough, avec mes p’tits thés et mon tricot et mes bouquins de poésie.

C’est dingue, cette pression sociale, quand même. Même si elle n’est pas explicite (et elle l’est souvent), elle est toujours là, en très fort sous-entendu, dans les regards, dans les attitudes des autres vis-à-vis de toi, qui essaye de rompre les codes de ton milieu. Même si j’ai toujours trouvé ça assez ironique et ridicule de la part d’un groupe qui se veut marginal et défend des idéaux de liberté et d’émancipation des diktats – à plus forte raison quand ce jugement et cette ostracisation (on perd des amis, quand on arrête de picoler) constituent un obstacle actif à une démarche de reprise en main de sa santé, de ses objectifs de vie, et un meilleur alignement avec sa personnalité. Parce que j’ai jamais aimé ça. Et ma foi oui, j’écoute de la noise et je saute dans le pit à la première occasion et je bouffe du fumigène, mais je suis un rat de bibliothèque à lunettes qui a le vertige sur un tabouret et n’aime pas trop quand les gens parlent fort. Le plus gros obstacle dans cette démarche vers la sobriété, comme pour beaucoup d’autres accomplissements dans ma vie, ça a été d’oser être dissidente au sein de ces cultures dissidentes. Et c’est pas normal, ça.

C’est d’ailleurs un autre de ces freins qui m’empêche de m’identifier comme ‘straight edge’. Cette dissidence dans un mouvement dissident ne me pousse pas à m’affilier à un autre mouvement dissident. Avec le ‘straight edge’ on évoque bien une idéologie, avec ses règles, sa culture, son uniforme… Et puis souvent, cette simple idée de sobriété est amalgamée avec d’autres idéaux bien plus radicaux auxquels je refuse et refuserai toujours catégoriquement de prendre le moindre risque d’être associée. Et moi j’ai pas signé pour adhérer à ça, c’est juste que boire de l’alcool ou fumer des clopes c’est pas mon truc. J’en fais pas toute une doctrine, toute une hygiène. Je ne souhaite pas en faire une composante si forte de ma personnalité que j’en viendrais à me tatouer pour l’afficher au monde. Et puis déjà que je suis allergique à la moindre étiquette, je me méfie plus encore des ‘dogmes’.

D’une part, trop s’identifier à un mouvement, c’est courir le risque de cristalliser sa réflexion et de ne plus être capable de se former une opinion propre. Les convictions devraient à mon sens être par essence fluctuantes et molles. On tend à croire que cette rigidité dans nos positionnements moraux nous tient à l’abri de tout extrémisme mais c’est dans les faits exactement l’inverse qui se produit. Ne jamais réviser son alignement, c’est le meilleur moyen de ne pas se voir glisser dans la radicalisation à mesure qu’une quelconque figure de référence dérive, ou de mener des réflexions distordues qui nous amènent à l’exact opposé de la ligne morale sur laquelle on croit être fermement ancré.

D’autre part, ce n’est pas son identité qu’on construit en se ralliant à une idéologie, mais au contraire on construit sa personnalité entièrement autour de sa capacité à s’identifier, se rallier, se soumettre aux exigences et à l’image d’un groupe. Cette identification a une certaine tendance à engendrer un esprit clanique qui est la source du moralisme évoqué plus haut, d’un certain sentiment de pureté, de supériorité, d’altérisation de quiconque n’appartient pas au « bon » groupe et ne vit pas la « bonne » vie, et par trop consciente de la façon dont cet esprit de meute peut rapidement donner lieu aux pires exactions avec les meilleurs sentiments du monde, je suis toujours extrêmement réticente à prêter allégeance à la moindre obédience, si fondamentalement située du « bon côté » soit-elle.

Mon besoin d’appartenance n’a jamais été suffisamment puissant pour me pousser à sacrifier mon libre arbitre. Je veux pouvoir avoir le droit de changer d’avis. Je ne pense pas en profiter jamais, mais je veux avoir la possibilité de sombrer dans l’alcoolisme si à l’avenir cela devait se produire, sans avoir l’impression de trahir un vœu, un engagement, ou toute mon identité. Je veux avoir la possibilité de changer d’avis, de personnalité, de convictions, d’habitudes, de vie. Parce que le changement est fécond là où la stagnation est mortifère. La possibilité et la capacité au changement sont ce qui peut faire la différence entre une vie ruinée et une vie qui a pris un bon tournant. C’est une composante si essentielle de notre capacité à nous améliorer et à atteindre nos idéaux, collectivement ou individuellement. Je refuse cet enfermement.

Je veux être absolument claire sur le fait que je n’amalgame pas tous les ‘straight edge’ comme des prosélytes extrémistes sur une pente glissante. La définition elle-même est assez floue pour abriter sous son ombrelle une multitude de profils extrêmement variés, y compris des personnes adorables, profondément pacifistes, qui ne demandent qu’à être respectées dans leurs convictions et leurs choix. J’attire l’attention sur le fait que j’ai soigneusement évité de m’identifier depuis le début de la rédaction : je ne me suis pas classée comme punk, metalleuse, grunge ou quoi que ce soit d’autre. Ce n’est pas un groupe en particulier qui me pose problème, mais le principe même d’identification à un groupe, quel qu’il soit. Tous, sans exception, abritent leur comptant de brebis galeuses. Tous, sans exception, contiennent en leur cœur ce danger de clanisme. Tous constituent un obstacle à l’exploration et à l’acceptation d’un soi authentique, qui, assumé pleinement, est à mon sens le seul moyen de vivre sereinement et de s’épanouir, tous engendrent une fragilisation d’une vision des choses nuancées, d’une réflexion poussée et personnelle – embrasser son individualité, ça s’inscrit mal dans les groupes à l’identité très forte et très codifiée.

Je cherche et lis des ressources sur le mouvement straight edge précisément parce qu’à la base de toute ma réflexion, il y a le fait que je partage les fondamentaux du mouvement et que ma position trouve un écho dans ces lectures, notamment le passage sur le rôle de l’alcool comme « lubrifiant social » qui se transforme assez facilement en instrument de normalisation et de perpétuation de la culture du viol. La violence ne découle pas de la consommation d’alcool, mais elle est intimement entremêlée avec cette « culture de la biture » et c’est compliqué de nier son omniprésence dans des schémas intergénérationnels délétères dont on aimerait rompre le cycle une bonne fois pour toute. Cette opposition que j’ai rencontrée dans ma démarche de sobriété, qui voudrait que je mène une vie de « petit vieux », que je sois « chiante » si je cesse de consommer et, incidemment, voudrait que je me comporte plus impulsivement / irraisonnablement / dangereusement, en est une parfaite illustration. Le fun est associé aux tempéraments extravertis, bruyants et irresponsables, les tempéraments plus doux et modérés sont moqués et ostracisés. Le fun, c’est être dans un état qui nous prive de notre discernement et nous incapacite à assumer nos responsabilités. Le fun, c’est invisibiliser cette facette plus tranquille que nous avons pourtant tous dans nos personnalités, la rendant honteuse, inadéquate, indigne d’intérêt et de compassion. Qu’est-ce que ça dit de notre culture dissidente, de l’image de nous qu’elle cultive, des attentes qu’elle a vis-à-vis de nous, des attitudes qu’elle nourrit?

Pourtant je vous jure que quand je suis dans le pit à 0% je ne suis pas moins sauvage. Et le lendemain je suis fonctionnelle pour faire du travail de précision. Ne pas boire ne m’empêche pas de partir en voyage, de composer de la musique, d’avoir de l’humour, d’avoir une sexualité passionnée et respectueuse – au contraire, ma sobriété rend tout cela beaucoup plus facile pour moi. Ce que ma sobriété fait à mon fun, c’est que puisqu’il n’est pas centré autour des effets d’une substance, il m’oblige à être plus inventive, et oui, cela implique que je prends moins de plaisir à rester des soirées entières assise à une table dans un environnement bruyant à rire à des blagues idiotes, mais aussi que ça me laisse plus de temps pour passer des soirées entières à débattre, partager des références culturelles, refaire le monde et me mobiliser avec mes camarades en actions concrètes, mais aussi plus de disponibilité intellectuelle pour faire des soirées jeux de rôles ou de plateaux – j’avais un ami qui interdisait l’alcool à sa table quand il était MJ, les soirées sobres étaient exceptionnelles, on jouait bien et efficacement et ça n’empêchait personne d’être drôle et enthousiaste. En revanche, à chaque fois que quelqu’un a rompu la règle, la soirée a tourné au drama – créer de la musique ou de l’art, faire du brainstorming autour de nouveaux outils, bricoler pour les espaces communs, mettre en place de nouveaux évènements culturels… Et d’être plus lucide et sécuritaire pour faire de longs voyages en bikepacking, bivouaquer, faire du gros œuvre ou du très minutieux. J’estime que la perte est très largement compensée par les gains. Et j’insiste, si besoin il y avait encore, pour préciser que c’est mon vécu, mon expérience, et que je n’ai pas pour but ici de vous convertir.

Et c’est le cœur de mon propos, celui qui apporte enfin un peu de sens et de contexte à la citation que j’ai mis en exergue au début de ce long article. « Don’t tell me what to do ! » is a two-way street. Faites de la place dans nos communautés pour ceux qui n’ont pas fait les mêmes choix que vous, permettez-nous aussi d’avoir du fun, à notre façon, qui n’est pas si différente de la votre. Je vous assure que ces légères divergences ne vont pas nous faire exploser de l’intérieur, elles peuvent considérablement nous enrichir, en terme de compassion et d’inclusion notamment, nous amener à nous emparer de ces sujets et faire plus qu’en gratter la surface. Il faut que nous sortions de la paresse des clichés.

Le pamphlet aborde un peu trop superficiellement à mon goût la question de l’accompagnement des membres de nos communautés qui souhaiteraient s’engager sur le chemin de la sobriété, et de combien il est dommage que nous n’ayons pas aménagés d’espaces – physiques ou structurels – pour accompagner ces démarches, laissant le délire ‘twelve steps’ des AA et leur forte imprégnation religieuse, ou l’accompagnement médical, comme seules solutions. Pourtant l’aspect social de la consommation d’alcool est une part immense de la problématique d’une personne dépendante, et c’est incroyablement dur de s’en débarrasser, quand on le souhaite, sans le soutien de son entourage. La plupart des dépendants se retrouvent à devoir couper les ponts avec leur cercle social s’ils veulent avoir une quelconque chance de réussite dans leur entreprise, et malheureusement l’isolement est un facteur d’échec. Pourtant, pas d’anarchisme sans responsabilité individuelle et collective, sans collectif, sans solidarité.

Nous avons des changements à faire, et la première étape, la plus cruciale, est de cesser de stigmatiser la sobriété, et d’offrir un respect absolu au refus de consommation, sans chercher à en connaître les motivations, sans insister pour juste « un petit verre ». C’est heureusement un changement que j’ai vu commencer à s’opérer ces dernières années, et à mon grand plaisir, toujours dans des communautés alterno. Ceux qui m’humiliaient si fort il y a quelques années sont les mêmes qui aujourd’hui me félicitent d’avoir arrêté de fumer, proposent un catalogue de minérales plus intéressant que « verre d’eau », et me demandent en soirée non pas pourquoi je ne bois pas, mais si je suis straight edge, avec ce qui ressemble à une curiosité dénuée de jugement.

La prochaine étape, c’est les soirées sans alcool, histoire que renoncer au lubrifiant n’équivaille pas à renoncer au social.

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Une réponse à “Culture, biture, culture de la biture”

  1. Avatar de Vieux Mâle Blanc

    @Morayner

    C’est beaucoup trop long à lire pour mes capacités attentionnelles et cognitives réduites par les (probable) tdah, l’âge et ma présente ivresse. Et je m’en excuse.
    Vite fait : j’aime l’ #alcool, surtout le vin rouge nature, les bonnes bières et certains #alcools distillés par des bouilleurs.
    J’aime l’ #ivresse, et dans une certaine mesure, j’en ai besoin.
    Mais j’ai la (mal)chance de ne pas être débordé par cette #addiction ; je peux boire trop, souvent, mais je perds rarement la maîtrise de mes actes et pensées, et arrête sans me sentir privé, lorsqu’un certain état de légèreté euphorique est atteint.
    Tout en sachant que ça détruit mes neurones et mon foie.
    Comme les micro-plastiques, dioxines et P-FAS que je n’ai pas choisi d’ingurgiter et qui ne m’apportent aucun plaisir.

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