Ça y est, j’ai enfin la lumière à tous les étages.
…
Enfin, littéralement.
Oui, bon, d’accord, faire du vélo, sauver la planète, tout ça tout ça, mais avec style, quand même. Toi je sais pas, mais moi j’ai un léger penchant vaguement obsessionnel pour la mode Victorienne / Edwardienne, l’émancipation de la femme, l’entrée dans l’ère de la technique, le steampunk, et tout le tremblement, du coup je peux volontiers tomber dans un rabbit hole de recherches et par exemple dégoter des patrons de vêtements de vélo pour femme, d’époque, gratuits, sous licence creative commons. Bon, y a un petit boulot d’adaptation à faire, c’est une taille 12 UK et débrouille-toi avec les agrandissements / rétrécissements. Donc je devrais me pencher sur au moins un ou deux de ceux-ci pour les retranscrire numériquement et à tout le moins les normaliser. Parce que les bloomers avec leur pont, là, ils veulent ramasser quelques subtiles modifications et finir dans ma garde-robe, te dis-je. Ce vêtement à lui tout seul est un immense symbole des luttes féministes : déjà que faire du vélo c’est s’autonomiser dans ses déplacements, qu’en plus le vêtement que l’on porte pour s’en rendre la pratique plus confortable soit un pantalon, vêtement masculin par excellence, il y avait là de quoi faire froncer quelques sourcils – et parfois même, ramasser quelques coups. Il fallait en avoir, pour porter un ‘cycling bloomer’. Des fois, quand j’ai envie de pleurer parce que les droits des femmes avancent beaucoup trop lentement, je pense aux étapes-clés de ce genre et je compte. C’est vertigineux. Ça me redonne espoir. Mais nous ne devrions pas nous reposer sur nos conquis, ils peuvent régresser à tout moment; réinvestir ces symboles peut aussi nous le rappeler. Enfin, c’est surtout très canon et ça a l’air très confortable, d’ailleurs pour cette raison la cape risque aussi de finir dans mon armoire. Ainsi que la ‘tenue de vélo’.
Bon, oui, c’est Floral, mais ça devrait pas être permis de me faire pleurer comme ça. Je sais pas si je dois comprendre qu’ils ne feront plus jamais de musique, vu que le titre c’est The End, mais ça m’en ferait pleurer une deuxième couche.
La montagne a fleuri. Environ deux tiers des arbres qui étaient dénudés quand je suis arrivée se sont parés d’un vert vif et frais. Je me réjouis de découvrir ce que le dernier tiers nous réserve. En arrivant dans ce champ tout paré d’or que j’avais découvert nu, j’ai pris note de ce sentiment de plus en plus fréquent : je suis bien ici. Je suis bien ici, me dis-je à nouveau quelques heures plus tard, en redescendant du flanc de montagne vers ma petite vallée, en chantant Björk à tue-tête. Faut-il être bien pour chanter Björk à tue-tête en traversant la forêt.
Ce n’est pas mon Jura, ici. Pas le même que celui sur lequel j’habitais. C’est étonnant, ils ne sont séparés que de quelques dizaines de kilomètres, ils font partie de la même chaîne de montagne, et ils sont pourtant si différents. J’entends des légendes d’un groupe ethnique persécuté qui aurait trouvé refuge dans les sous-sol de son relief accidenté, d’inscriptions indéchiffrables taillées à même la roche, de glacières profondes aux accès mortels, de vrais tunnels à Orphée, de fantômes, d’esprits, de sorcellerie et de guerriers. Il semble plus primitif et menaçant que mon Jura domestique et hospitalier aux pentes progressives et proprement aménagées. Ça se sent dans ces chemins à flanc de falaise, ça se sent dans sa nuit profonde et obscure que je vais mettre un peu de temps à apprivoiser : ici, c’est le Jura qui n’aura aucune indulgence pour ton arrogance. C’est celui qui m’avait pris un genou dans une sortie de route. C’est pas l’altitude, n’est-ce pas? C’est la pente. Compris, compris, j’apprendrai à te connaître en douceur, je n’irai pas explorer tes recoins reculés à la frontale avant de t’avoir soigneusement cartographié. Je regarderai où je mets les pieds.
Envoie la neige, par contre, ça j’ai pas peur. Quoi que tu crois de tes hivers, j’ai connu plus violent.
J’ose un peu de décoration d’intérieur, encore. Toutes les suspensions sont désormais accrochées, dont celle-ci qui agrémente joliment ma chambre :

Oui, super ta lampe, Moe. Tu sais, cette suspension, je le traine depuis dix déménagements au moins. Je suis parfois restée plus d’un an sur place, mais n’ai jamais eu le cœur de l’installer nulle part. Je l’aime profondément, elle s’inscrit si fort dans mes goûts, mais elle n’allait jamais nulle part. C’est la première fois que son installation semble évidente, et par conséquent c’est la première fois que je ne procrastine pas son installation. Ça chuchote, « cette fois tu es chez toi ».
Puisqu’on est dans la déco d’intérieur et dans le Victorien, je vais en profiter pour te parler secrétaire, encore. Je voulais attendre d’avoir récupéré une chaise de libraire pour pouvoir photographier un décor parfait, mais il y a eu des problèmes de ressources et je ne suis pas près d’avoir ma chaise de libraire, alors allons-y.
Dans le En vrac #6 je te parlais du fait que j’avais enfin un espace qui me permettrait de meubler comme j’en ai envie, de mon envie d’y installer un secrétaire ou une écritoire, et superficiellement de ma frustration de ne pas pouvoir m’offrir un secrétaire Davenport, puis je te montrais un petit secrétaire rustique plutôt sympa qui ferait très bien l’affaire, sauf que pas tout à fait, parce qu’il ne permet pas vraiment de s’attabler pour y écrire. Je suis obstinée, je n’ai pas lâché l’affaire avec mon Davenport, et j’ai fini par en trouver un à deux heures de route, de l’autre côté de la frontière, pour cent balles.
Nous prîmes la route par une matinée ensoleillée du début du mois d’avril. Il faisait, je m’en souviens, 18 degrés dans ma montagne, ce que je trouvais déjà fort chaud pour cette période de l’année. Le thermomètre n’a cessé de monter à mesure que nous descendions dans la plaine, pour atteindre 30 degré dans notre ville de destination, où nous avons à grand peine bravé un urbanisme démentiel pour arriver dans un manoir de taille raisonnable au centre de la ville, allée de gravier impeccable orné de petites statues sur colonnes, jardin taillé au millimètre. Je n’étais pas vraiment surprise d’arriver là, vu ce que je venais chercher, mais je ne serai jamais vraiment prête pour ça.
Le châtelain nous a accueillis tout sourire et menés jusqu’à l’objet. Enfin, je ne sais pas si le titre de châtelain est approprié pour désigner le propriétaire d’un manoir au milieu d’un gros centre urbain. Tout ce que je puis affirmer avec certitude, c’est que le montant de sa rente ne se composait pas du même nombre de chiffres que le montant de la mienne et que quelque chose dans ses manières trahissait que je n’avais pas à faire à un parvenu – ce qui n’a pas entamé l’affabilité de notre hôte, pouvant pourtant constater visuellement le fossé séparant nos deux classes, et observer les signes ostensibles de mon hostilité à l’existence de la sienne. Il nous remit l’objet avec une amabilité non feinte, tentant de faire la conversation tandis que je scrutais hébétée le parquet ciré le plus rutilant et impeccable qu’il m’ait été donné de voir, le petit comptoir à l’entrée où étaient exposée une petite série d’objets d’art… se piquant même d’une légère curiosité : le meuble se destine-t-il à l’usage ou à la décoration? Je plaisanterai plus tard, hors de portée de ses oreilles, que les pauvres utilisent leurs meubles.
Je ne suis pas antiquaire, mais je fabrique parfois des meubles. Je ne peux pas m’empêcher de noter la singularité de ce sous-main en cuir véritable incrusté dans l’abattant de l’écritoire, de l’embossage délicat et discret sur son pourtour, du motif doré qui orne ses bords. Je remarque l’âge des ferrures, la patine du vernis. Je remarque en chargeant le meuble dans ma camionnette que chaque fond de tiroir possède des marques de menuisier. Pas de tampon dans les tiroirs, mais leur fond, non vernis, trahit un assemblage taillé à la main, et révèle un bois d’essence sombre : le ton du meuble vernis n’est pas un artifice, il pourrait bien s’agir de l’authentique acajou caractéristique des authentiques Davenport, si ce n’est du bois de rose. Le panneau avant du coffrage est une pièce de bois massif fortement veinée prise dans la grume. Je ne suis pas la plus douée pour authentifier les essences, mais une chose est sûre, ce n’est ni du contreplaqué ni du pin, et ce meuble, même s’il devait s’agir d’une réplique d’artisan, est d’époque, et exécuté dans les règles de l’art. Le rangement pour l’encrier, au sommet du bureau, présente quelques légères éraflures, les deux coins inférieurs de l’écritoire présentent de légers impacts, deux enfants ont discrètement gravé leurs initiales dans un petit coin du rangement supérieur, mais dans l’ensemble le meuble est dans un état de conservation remarquable, quelqu’un en a pris grand soin. Pour couronner le tout, mon meuble ressemble à une réplique exacte de celui dont les photos servent de support pour documenter l’article Wikipédia qui est dédié à sa famille. Tout concourt à me laisser croire que j’ai (encore! c’est récurrent quand je fais les occases) fait une fantastique trouvaille.
Je pourrais me lancer dans un petit travail de restauration, mais dusse-t-il s’agir d’un authentique meuble Victorien, je rechigne fortement à y étirer un vernis moderne et altérer le travail de l’artisan qui l’a admirablement exécuté. Il a déjà subi une légère modification : une petite structure en pin a été ajoutée à sa base, qui supporte quatre petites roulettes tout ce qu’il y a de plus moderne. Je ne peux pas défaire cette indignité, mais c’est la dernière qui lui sera infligée.
Sans plus de cérémonie, voici donc désormais le meuble auquel je m’assois tous les soirs pour rédiger quelques lignes sur ma journée, quelques-unes de plus si j’ai le cœur ou la tête à vidanger, et là aussi où je prends place l’après-midi, sous la lumière chaude du vasistas, pour calligraphier quelque missive décorée à un quelconque correspondant. Je crois que c’est un de ces cas où je vais laisser les photos avec leurs couleurs d’origine, ça te permettra d’apprécier la chaleur et les dessins du bois, et de mieux voir les discrets ornements qui font tout le caractère de ce sous-main en cuir.







Je dois avouer qu’en plus d’être un sacré fantasme qui se réalise – tout, avoir un Davenport bien sûr mais aussi avoir la possibilité d’avoir un coin chez moi pour en mettre un – c’est extrêmement confortable et épanouissant d’avoir un coin sans aucune technologie, mais pas que, sans aucune distraction, entièrement dédié à l’écriture. En plus avec cette écritoire inclinée c’est impossible de faire des tas de bordel dessus, qui finiraient par me dissuader de m’y asseoir régulièrement pour prendre le temps d’écrire : tout s’y casse la gueule. Il est confortable et étonnamment ergonomique. En association avec le format « traveler’s notebook » qui a fini par entièrement se substituer à mon agenda-sur-téléphone-et-PC et son contenu structuré où il y a un peu de place pour radoter à côté de chaque jour, ça a été très simple d’implémenter une routine de se poser quelques minutes avant d’aller se coucher pour se vider la tête.
Enfin bref, j’aime bien mon Davenport. Je suis satisfaite. Vivement la chaise de libraire.
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