Je vous vois déjà bouillonner. Bien sûr, vous n’avez aucune obligation d’entrer dans le débat avec une personne rageuse qui n’est pas là pour se laisser influencer mais pour profiter de toutes vos ouvertures pour lâcher le pire déferlement de violence possible sur votre pauvre chef. Je l’ai dit, je le répéterai : ne restez pas là où on vous traite comme une chose et ne reproduisez pas, ce qui implique aussi qu’on ne monte pas dans le déferlement de violence en symétrie, en se sentant justifié, parce que c’est un troll, parce qu’il est méchant et mauvais et parce qu’on ne fait que se défendre. D’une part, ça lui fournit des munitions pour vous faire passer vous pour une personne violente et irrationnelle, d’autre part ça ne sert qu’à augmenter le volume – et donc l’impact – de son agression et le but in fine est de ne pas vous faire agresser, ni de vous transformer en agresseur. Donc sur les réseaux, on bloque les nazis et les trolls, ça peut se discuter (vous réagissez comme vous voulez à la violence et je ne vais pas vous donner de leçons sur la façon correcte de gérer ce qui vous tombe sur la gueule, vous faites ce que vous avez besoin de faire) mais c’est absolument votre droit, c’est une stratégie compréhensible et valable et je ne suis certainement pas là aujourd’hui pour vous dire de ne pas le faire, parce que rien ne vous oblige jamais à servir volontairement de punching bag à une personne qui n’a pas l’intention de s’arrêter de vous casser la gueule, quoi que vous fassiez ou ne fassiez pas.
Par contre, les trolls et les nazis d’internet ne sont pas toujours sur internet, et dans la vie de tous les jours ils n’ont pas les mêmes latitudes à agresser autrui gratuitement. Déjà, la possibilité de rencontrer une défense est plus concrète et potentiellement plus douloureuse, plus handicapante sur le long terme (je ne parle pas que d’œil au beurre noir, mais aussi d’exclusion sociale, de conséquences juridiques, de perte d’emploi, etc.) Sans la double protection de l’anonymat et de la distance physique, ils n’agissent qu’avec la protection du groupe. Toute impulsive qu’ait l’air une agression, personne n’est assez bête pour s’attaquer à équitablement fort ou plus fort que soi – et je ne parle pas que de force physique, l’étendue du réseau social ou la position hiérarchique pèsent aussi dans cette balance. Votre pote Jean-Michel Raciste, dans la vraie vie, a donc toutes les chances de s’avérer, face à vous, être un rhéteur poli, modéré et conciliant.
Si vous vivez sur la même planète que moi, ma main à couper que vous avez vu quelques uns de vos potes, pourtant historiquement très à gauche – c’est arrivé à certains de mes potes anciens punks qui vivaient en squat – être Charlie puis tenir des propos islamophobes à vomir, être antivax / anti-pass sanitaire et défiler avec des étoiles de David au prétexte de la conservation de la liberté individuelle, puis enfin devenir fermement hostiles aux personnes trans et aduler Musk.
C’est plus compliqué, quand c’est nos amis, des gens avec qui on a passé beaucoup de temps, eu des discussions très enrichissantes, appris des idées parfois, milité parfois, manifesté parfois, de se dire que leur cerveau a frit et qu’ils sont devenus cons comme des ballons à force de [insérez ici une quelconque explication à base de choix de vie différents des vôtres]. C’est inconfortable de se dire qu’en vérité ils ne sont pas spécialement plus bêtes que la veille, ils sont juste humains avec des vulnérabilités très humaines.
Ils sont, par exemple, sujets à l’angoisse, et vivre dans un monde où il est possible d’assassiner des journalistes, d’enfermer les gens chez eux pour une durée indéterminée loin de leur famille, de leurs loisirs et de leur communauté et d’user de violence policière pour les maintenir dans leur cellule familiale alors qu’ils n’ont commis aucun délit, c’est largement suffisant pour être traumatisant. Le traumatisme est une affaire de perte de sens, et quand on ne peut pas faire sens d’un évènement brutal qui entre fondamentalement en contradiction avec notre vision du monde (on ne tue pas les dessinateurs, on ne prive pas de liberté les innocents), on cherche un système. On essaye de repérer un pattern auquel se raccrocher pour éviter qu’une telle situation se produise à l’avenir, et c’est largement un processus automatique. Je ne veux pas choper ce virus potentiellement mortel, et je ne peux pas m’en protéger efficacement : il n’existe pas. Je n’ai pas envie de me retrouver victime d’un attentat : je vais éviter les gens dont les médias me disent qu’ils ressemblent à ceux qui ont fait l’attentat précédent. J’ai eu une ou plusieurs relations désastreuses : je décide de ne plus jamais m’autoriser à tomber amoureux. Je n’ai pas envie d’être victime de bullying à nouveau : je vais être à l’affût du moindre signe de manque de respect et y réagir fortement.
Le premier facteur est donc bien le traumatisme. Et comme tout ce qui va suivre, il n’est pas une excuse mais une explication plausible et valable, il ne justifie pas le comportement problématique mais éclaire sur sa source et donne des pistes de résolution (en l’occurrence, il faut péter le système par une répétition de preuves que le pattern est erroné, ce qui ne peut se faire qu’avec la collaboration active de la personne porteuse de ce pattern. Ça exige d’admettre qu’il n’y a rien d’absolu en ce monde, et d’affronter l’inconfort et la trouille que l’exposition au risque génère). Dans cet espace entre nous où l’on peut prendre conscience que la vie n’a épargné personne et que nous interagissons en étant tous porteurs de certains de ces patterns qui entrent en collision les uns avec les autres parce qu’ils découlent de conclusions contradictoires, beaucoup de compassion et de guérison sont possibles.
Ils ont aussi besoin de communauté, parce que si fort qu’on veuille se déclarer indépendant et auto-suffisant par pur orgueil, nous sommes des animaux grégaires et avons un besoin vital de connexions. On ne devient pas un incel parce qu’on est à l’aise en société, qu’on a de la facilité à se faire des amis et que les femmes nous tombent dans les bras. On devient incel parce qu’on a l’impression que tout le monde s’en sort mieux que nous et qu’on est privé d’une expérience humaine à laquelle tout le monde semble accéder sauf soi, et qu’on se sent isolé et détesté. On y arrive par la recherche de soutien, de compréhension, de compassion. On y reste pour la communauté, la fraternité, la rupture de l’isolement à travers d’autre récits qui résonnent au sien. On s’y englue parce que dans un cercle vicieux incompréhensible, les idées qui y sont nourries nous coupent de l’universalisme qu’on était venu chercher en premier lieu et alimentent notre haine de soi en nous confirmant que quelque chose en nous est défectueux, détestable, écœurant, ce qui rend l’adhésion à la communauté encore plus nécessaire. Fondamentalement, on a pas spécialement besoin de haïr autrui quand on est à l’aise avec soi-même.
Ils ont de la culture. Et par culture, je veux dire qu’ils sont un pur produit de leur environnement, médiatique certes mais aussi familial, de l’héritage de la façon de vivre et des idéaux de leurs ancêtres, et de leur entourage direct. Ça me semble assez évident que si ton père est sexiste et t’as grandi en voyant ta mère être une gentille femme au foyer sans indépendance économique ni droit à râler, que si tu passes tous tes samedis soirs à aller boire des canons avec tes gros boeufs de potes qui parlent toute la soirée de lever des meufs un peu ivres en boîte et de comment machine est trop bonne avec ses eins énormes et de comment pour être un homme il faut faire des conquêtes sexuelles totales sur des « partenaires » qui ne doivent rien te refuser, et que quand tu sors du bistro tu vois des affiches avec des corps de meufs dont la tête est hors-cadre, dans des positions offertes ou soumises ou dans des situations de domination, et que quand tu rentres tu vas te toucher sur du porno bourré jusqu’à la gueule de dégradation et d’oppression… Il va te falloir un sacré électrochoc pour devenir féministe et égalitariste.
Et finalement ils ont besoin, comme tout un chacun, d’avoir un peu l’impression d’être maîtres de leur destinée, de ne pas simplement être un petit bateau de papier dans le tout-à-l’égout du ‘late stage capitalism’ innondé par les pluies torrentielles du réchauffement climatique, et puisqu’ils sont complètement désillusionnés sur leur capacité à détrôner ceux d’en-dessus, se placer un petit peu au-dessus de ceux qu’on perçoit comme étant tout en bas, maintenir ceux d’en dessous dans cette position d’infériorité, ça leur permet d’être au bon bout d’au moins un bâton, même si c’est une petite brindille de merde. Les personnes qui prennent cette posture sont souvent intimement convaincus que le monde ne fonctionne qu’en « jeu à somme nulle« , autrement dit, ils pensent que dans la vie , les ressources comme le pouvoir, les logements, la bouffe, le pognon, l’affection, les concessions, le territoire sont limitées (c’est vrai), et que si ce n’est pas eux qui les possèdent, quelqu’un va les en dépouiller (c’est faux). Sans surprise, pour ma part, les démographies tenantes de cette conviction sont aux deux extrêmes du spectre de l’aisance économique. La bonne nouvelle, c’est que la faille de cette logique est très facile à démontrer mathématiquement. Esb, qui a un google-fu incroyable, a réussi à remettre la main sur ce petit jeu, « The evolution of trust », qui est une fantastique démonstration. Il a même trouvé un peu de matos en rab. La mauvaise, c’est que cette conviction ne découle pas de quoi que ce soit de logique, mais relève de l’émotionnel. C’est l’un des patterns dont on parle un peu plus haut.
Donc non, ton copain Jean-Michel Raciste avec qui t’allais pourtant casser du faf dans ta jeunesse et qui aujourd’hui te parle de « grand remplacement » en écoutant du Soral n’est pas devenu teubé, pas plus qu’il n’est devenu un monstre. Il est simplement le produit du jus dans lequel il marine. Mais, comme on dit qu’on est le reflet de ses cinq relations les plus proches, le laisser mariner dans son jus n’est pas la meilleure option – on ne déradicalise pas les gens en les enfermant avec d’autres gens radicalisés, ça semble un peu con comme stratégie, non?
Donc comme on a établi qu’il ne sera pas agressif avec toi dans la vraie vie comme il pourrait l’être sur les réseaux sociaux (oui, car les Jean-Michel Raciste attaquent aussi leurs amis IRL sur les réseaux, promis juré, j’ai testé pour toi), la pire des choses à faire c’est de l’évincer dans la vraie vie. Garde contact avec lui et discute avec lui, c’est de la plus haute importance. Je te rassure, je suis pas en train de te dire « hey! Tu fais partie d’une minorité visible? Adopte un random nazillon pour le sauver ! » , je ne t’incite en aucun cas à entreprendre quoi que ce soit qui pourrait te mettre en danger, je te parle vraiment de ne pas couper les ponts avec ton pote radicalisé qui est sympa avec toi.
Il ne s’agit pas non plus de l’engager sur le terrain des idées pour lui démontrer à quel point il a tort et à quel point tout ce qu’il croit est faux. Bien sûr, je ne t’encourage pas à accepter ou même simplement laisser passer les discours dangereux ou haineux. Bien sûr, il te faut mettre des limites à ce qui est acceptable ou non dans le cadre de votre relation et de vos échanges – c’est même crucial, c’est l’un des outils les plus importants dans cette démarche. La désensibilisation à la violence n’est pas une « bonne excuse », c’est un vrai truc, et à un moment il va falloir faire sortir cette personne de sa « transe » et lui faire réaliser que c’est pas parce que c’est invasif et omniprésent que ça n’a pas d’impact, et que oui, ce qu’il fait ou dit est grave, destructeur, inadmissible, et que tu n’autoriseras pas ça autour de toi (hint : ça passe quand même souvent par faire péter un mur interne qui le tient à distance de la gravité de son propre vécu…). Mais pas besoin d’expliquer et de débattre pendant des heures : la haine et la violence c’est NON, c’est tout.
Pas besoin de débattre et d’argumenter et d’expliquer pendant des heures parce que comme on l’a vu, la plupart de ces « convictions » ne découlent pas de processus rationnels, et il faut agir sur les points sous-jacents. Comment procurer à cette personne de la communauté et de la fraternité qui lui fera se sentir aimé, accepté mais l’encadrera pour qu’il n’ait pas la possibilité de déraper? Comment aborder la question de son histoire et de ses traumas et lui procurer des expériences réparatrices qui contrediront ses conclusions erronées? Que lui procurer comme environnement culturel qui pourra lui donner un exemple sain et le guider gentiment dans le bon sens? Comment partager avec lui le pouvoir, le confort, l’initier (ou le ramener) vers une pratique de la solidarité afin qu’il comprenne que le partage ne le menace pas mais au contraire, lui bénéficie et l’enrichit?
Il ne s’agit pas de te donner comme mission de déradicaliser tout ton entourage, ni même de sauver une personne en particulier. Tu ne peux pas sauver les gens à leur insu, il faut qu’il y ait déjà cette volonté, cette ouverture chez ton interlocuteur. Tu peux lui fournir les outils, mais pas faire le boulot à sa place, l’histoire du poisson et de la pèche, tout ça tout ça. Et c’est un processus qui peut être très long. Certains vont avoir un électrochoc et changer de système de valeurs du jour au lendemain, mais pour la plupart ça va se faire sur des mois, voir des années. Donc il ne s’agit pas de t’en faire une mission, juste de ne pas lâcher tes connaissances qui ne vont pas très bien – tout en mettant exactement la distance nécessaire pour te protéger si nécessaire – et de leur fournir un cadre bienveillant et nourricier où leurs actes ont des conséquences.
Parce que le danger, c’est qu’en faisant de l’autre une créature bête et malfaisante, en perdant de vue son humanité et de quelle façon elle fait très exactement miroir à la nôtre, en se plaçant en position de supériorité intellectuelle et morale… Eh non, je ne vais pas te parler de « faire pareil qu’eux », même si ça se devine en filigrane, par contre, on perd le signal de son propre radar anti-radicalisation, on oublie qu’on y est tout aussi susceptible que le « connard d’en face », et on ouvre tout grand la porte à des vulnérabilités intellectuelles qui sont tout autant de pentes glissantes : paradoxalement, plus on s’y croit immunisé et plus on y devient vulnérable. Il s’agirait de ne pas oublier qu’il n’y a pas de « camp du bien » et que toute idéologie, poussée à son extrême, est dangereuse et meurtrière.
Il faut qu’on s’occupe les uns des autres, collectivement, qu’on ait un peu de compassion pour nos blessures et qu’on se tienne mutuellement beaucoup plus responsables de nos actes et de nos idées. Il est temps de se mettre à une profonde culture de la bienveillance. Parce que si nous ne le faisons pas, personne ne va le faire à notre place. Et ton pote Jean-Michel Raciste, il va finir à marcher au pas de l’oie, et le jour où ses idées destructrices auront sa peau, ou la peau de quelqu’un dans son entourage, tu vas te demander comment ça a pu arriver et si t’aurais pas pu faire quelque chose pour empêcher ça.
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