Dans cet article, on va parler itinérance, rando, bikepacking et lutte des classes. Ce qui suit n’est pas une thèse, te voilà prévenu. J’aborde les divers sujets qui le composent sans aucune connaissance sérieuse sur ceux-ci et sans aucune autorité les concernant. Ce n’est qu’un déroulé de mes ressentis et des réflexions qui en découlent. C’est carrément un pamphlet à charge, et je me doute que sa réception ne va pas ravir certains de mes lecteurs. Tant pis. Apparemment, ça me tient assez à cœur pour me faire cogiter depuis une semaine, donc peut-être que ça vaut la peine d’énerver vaguement deux ou trois personnes. J’espère quand même que si vous en êtes la cible, il parviendra à vous atteindre assez pour provoquer quelques remises en question malgré votre égo froissé.
Ça y est, j’ai reçu mon vélo de voyage! C’est l’un des achats les plus onéreux que j’ai fait de ma vie, et pourtant il fait partie des modèles les moins chers dans ce type de biclou spécialisé, et à l’heure où c’est standard de se payer un VAE à 4000 balles, il est même plutôt modeste, mon vélo musculaire certes spécialisé mais sans options particulières.
Je serais presque en train de me défendre, moi qui roulais encore il y a deux semaines sur un vieux VTC decathlon quinze ans d’âge, et qui ai toujours une pointe d’irritation quand je croise ces « nouveaux cyclistes » sur leur monture à 4000 boules affublées de 18 sacoches Ortlieb flambant neuves avec leurs shorts en lycra et leur casque aérodynamique. J’ai presque envie d’affirmer bruyamment que je fais pas partie de cette hype et que j’ai pas attrapé l’envie de bikepacking en scrollant sur instagram.
Non, moi je roule depuis toujours, mon bon monsieur. Ma mère retapait des vélos sur le balcon de notre HLM, mon bon monsieur. Quand on était petites, ma sœur et moi, elle nous emmenait faire des journées entières de pédalage à travers la campagne, et il fallait déjà s’y rendre, à la campagne, depuis le centre de Genève. J’ai appris à rouler à 4 ans, et vers 9-10 ans ma mère m’a acheté mon premier vélo d’adulte dans un magasin associatif qui retape des biclous de fourrière, un vélo qui ressemblait étrangement à celui que je viens de m’offrir : cadre acier d’un vert sombre et moiré difficilement identifiable, un peu trop grand pour moi – j’imagine que ma vioque l’a choisi en se disant que je grandirais dedans, comme les pulls. Un vélo de mec avec une barre transversale horizontale qui m’a causé quelques mémorables douleurs à l’entrejambe grâce à ma proverbiale maladresse. Je l’adorais, ce vélo. J’allais partout avec. Je l’avais appelé Sayuka, parce que je suis le genre de personne qui nomme ou surnomme ce qui compte le plus dans sa vie – c’est-à-dire un vélo, mes basses et Bob le ventilateur, jusqu’à maintenant. Ma sœur avait un mountain bike rose de fille, qu’elle propulsait à terre avec force gueulées à chaque fois qu’elle se vautrait et que ça la mettait instantanément dans une colère noire. Puis un jour on m’a volé Sayuka, parce que c’est difficile d’être propriétaire d’un vélo en ville de Genève, au mieux en est-on usufruitier jusqu’à ce qu’il retrouve sa liberté. Je ne me souviens plus du suivant, celui sur lequel je faisais 40km de route tous les jours pour aller puis revenir de l’école, puis avec lequel je me rendais en répète ou à l’entrainement. C’est aussi celui avec lequel je me suis fait renverser. Je ne sais pas ce qu’il est devenu, mais vu comment ma tête était pliée, il a dû partir au paradis des vélos sous forme d’apéricube.
Ma mère retapait des vélos sur son balcon parce qu’elle adorait ça, rouler, la liberté que ça lui apportait, et que c’était son grand loisir… Mais aussi par conviction. J’ai été élevée dans une maison écolo, à une période où le stigma social lié à cette posture idéologique était différent : on ne parlait pas encore de réchauffement climatique, la question semblait nettement moins urgente qu’aujourd’hui. Nous étions beaucoup moins nombreux à arborer de telles convictions et sur l’échiquier politique étions volontiers identifiés comme des babas gauchisses ayant un peu perdu pied avec la réalité. Nous roulions donc à vélo parce que nous étions des babas gauchisses et que dans notre maison il n’y avait pas de voiture. De toutes façons, en aurait-on désiré une, nous aurions été bien en peine : la vioque n’avait ni le permis ni les moyens. Nous roulions à vélo, et à vélo de seconde main, parce que nous étions pauvres, comme tous les prolos à vélo depuis que les vélos existent.
Enfin, tout ça pour dire que non, je n’y suis pas par effet de mode, le vélo et moi c’est une vieille histoire, qui a même failli avoir une fin catastrophique. Et vu que toute ma vie j’ai enchainé les vieux biclous retapés et que tout s’est très bien passé, je crois très fort que le bon vélo pour rouler, c’est celui que tu as déjà. Je traine mes vélos jusqu’à ce qu’ils se fassent voler, ou plier, ou que ce ne soit vraiment plus possible, et je suis toujours un peu mal à l’aise ou agacée face aux personnes qui s’achètent plusieurs vélos ou ont des vélos super onéreux et compliqués pour un usage loisir, notamment parce que quelque part au fond de moi j’ai le sentiment que c’est juste une pulsion consumériste déplacée sur un objet qui permet de conserver une bonne conscience santé / écologie.
Du coup je me sens bizarre avec mon achat. J’ai l’impression d’avoir trahi ma classe, l’impression d’avoir fait un immense caprice de petite bourgeoise, alors que vraiment, mon ancien vélo ça n’allait plus du tout, et j’ai contemplé mes options pendant une bonne année avant de sauter le pas. Parfois, un pan de ma conscience me titille encore : « t’aurais pu te trouver une occase, regarde tous ces cilo en acier chez Emmaüs, il suffisait de les retaper un peu, toi aussi t’achètes pour rien » – avant de me rappeler que j’ai essayé de trouver une solution en occasion, mais que les freins hydrauliques devenaient incontournables pour mes besoins, et que tous les ateliers que j’ai consultés me dissuadaient de la manœuvre d’en adapter sur un vélo à freins patins. Résultat je m’embourgeoise, j’ai un vélo de voyage flambant neuf et un compte bancaire un peu plus vide. Je l’ai assuré, la boule au ventre. J’habite plus à Genève, il risque beaucoup moins de disparaitre, mais tout de même : à l’heure où même mes potes prolos peuvent de temps en temps s’offrir une petite Les Paul pour le plaisir, pour moi, c’est toujours pas rien, un investissement pareil.
Le lendemain de sa réception, j’ai pensé aux pèlerins, et je me suis retrouvée à compulser quelques Lex Peregrinorum. Ce n’est pas la première fois que je pense aux pèlerins autour de la question du bikepacking. À vrai dire, ça me saute dans la tête à chaque fois que quelqu’un fait un compte-rendu de voyage où il parle d’hospitalité et de solidarité. Très souvent, les vlogs de voyage ou les articles que j’ai lus ou même mes interlocuteurs directs m’ont reporté des épisodes où ils se sont retrouvés en galère : tout à coup il faisait trop froid pour le matériel qu’ils avaient embarqué, ou ils se sont retrouvés à court de bouffe, et quelqu’un leur est venu en aide, en leur filant un peu de thunes, en leur offrant le gite et / ou le couvert. Il y en a même qui se font financer leur périple au complet par les dons de leur public, offrir un vélo par une marque-sponsor trop heureuse de l’exposition que lui offrira un youtubeur. Je regarde les aires de bivouac gratuites qui fleurissent, des particuliers qui les aménagent même sur leur terrain à l’attention des autres cyclovoyageurs. Et je trouve ça super, vraiment! J’aime ça, la solidarité, le point de vue inverse me semble tellement absurde qu’il n’est pas défendable. Mais à chaque fois ma réaction-réflexe c’est « et est-ce que tu offres le gite et le couvert à des SDF aussi? » « Pourquoi on ouvre des aires de bivouac gratuites et on ferme tous les terrains d’accueil pour les gens du voyage? »
Qu’est-ce qui différencie les voyageurs à vélo des personnes sans domicile fixe, des nomades, des personnes en situation irrégulière, ou de n’importe qui d’autre en galère ou en itinérance, tout simplement? C’est ce qui me fait penser aux pèlerins à chaque fois. Au milieu d’une ségrégation active des peuples nomades d’Europe, il y a ces dévots qui peuvent se mouvoir à leur guise sans en être inquiétés. On leur voue un tel respect que des dispositions légales sont prises pour les protéger, leur conférant un statut et des droits dont ne jouit pas le citoyen ordinaire. L’une de ces « lex peregrinorum » désormais caduques que j’ai compulsées établissait que les dettes du pèlerin étaient suspendues le temps de son pèlerinage, ainsi que tout éventuel jugement ou toute éventuelle saisie. J’arguerais bien que cette sympathie est liée à l’origine ethnique du pèlerin, mais c’est sans compter que toutes les civilisations ou presque ont des pèlerins, et que toutes ou presque en respectent la figure presque avec déférence. Ce n’est pas la couleur ou l’origine, c’est le sacré.
La tradition d’accueil et d’assistance que doit le bon chrétien au dévot en pèlerinage semble s’être transférée au voyageur, mais là encore, pas n’importe quel voyageur: celui issu d’une certaine classe sociale. Je ne me souviens malheureusement plus quel sociologue perspicace a évoqué l’idée que le pognon est le nouveau sacré, mais je crois que nous en tenons une solide démonstration – une de plus.
Moi, sur mon super vélo de voyage qui n’a pourtant l’air de rien de spécial, je ne jouirai probablement pas de ce capital sympathie. Je n’ai pas le bon profil : mes sacoches ne sont ni des Vaude, ni des Ortlieb. Pour l’heure, ce sont des petits sacs à dos à une thune accrochés en mode DIY, et en temps et en heure, ce seront des sacoches faites maison sur mesure pour correspondre le mieux possible à mes besoins, possiblement en tissu de seconde main, possiblement dépareillées. Je roule pas avec des cyclistes en lycra, et pas plus avec des petits maillots en merino. Avec ma dégaine de pauvre grunge qui accumule la crasse au même rythme que les jours sur la route, je me ramasse plutôt l’hostilité qu’on réserve aux SDF et aux marginaux.
La route non plus, c ‘est pas nouveau, pour moi. Je dormais dans un hamac au bord du Rhône à une époque où le bord du Rhône n’était absolument pas fréquenté. Enfant, je partais faire des campings de festival ou du camping sauvage avec mes parents, des séjours de comptage de la faune à dormir à la belle étoile ou dans des vieux refuges sans confort. Avant ma puberté déjà, j’avais appris à développer des stratégies pour dormir chaud et relativement confortable avec du matériel qui n’était pas l’opulent stack technique et compact avec lequel les randonneurs modernes partent aujourd’hui en voyage – canadienne, sac de couchage en coton ou en plume, couverture en laine et tapis de sol en mousse – pour manger à ma faim sans me surcharger – j’en suis à ma troisième gamelle militaire usée jusqu’à la trogne – pour retrouver mon chemin sans le GPS d’un téléphone portable. Plus tard, j’y ai même habité, dehors, de façon involontaire, et pour des périodes heureusement assez courtes. Ça ne m’a pas dégoûtée du Grand Dehors ni de l’itinérance, mais ce n’est pas pareil que de faire un « overnighter » volontaire, planifié et bien équipé deux ou trois fois par an.
Je le vis assez mal, quand un randonneur full-stack moderne me déroule la liste de son matos, tente ultralégère et sac à viande en soie, que je lui réponds oui oui j’aurai ça quand je serai riche, et qu’il me rétorque « tu sais, c’est un équipement qu’on achète petit à petit », échappant – sans doute à son insu – un genre de condescendance classiste qui m’ulcère, en présupposant que si j’ai que du « matos de merde » c’est que je suis nouvelle dans le game, alors que mon équipement pourri est enrichi depuis une époque où il n’avait jamais entendu le mot « tarp », s’il existait seulement.
Je le sais, j’y étais. Mes campagnes, mes montagnes, mes bords de fleuves étaient libres de tout visiteur humain, à mon exception. Je ne sais pas où vous étiez à l’époque, les itinérants modernes, mais vous faisiez autre chose. Et quand vous vous êtes mis à arriver « chez moi », vous y avez amené un certain nombre de choses auxquelles nous-autres les chasseurs alpins, les bergers, les hippies amoureux de la nature et les marginaux, essayions justement d’échapper en nous terrant là.
Ce malaise ne m’appartient pas. Il y a une semaine ou deux, je me suis retrouvée en discussion avec un professionnel du tourisme habitant au pied d’une autre montagne que la mienne, et un autre itinérant habitant une troisième montagne. Dans un contexte social d’une rare sécurité, nous avons pu nous exprimer librement sur cet envahissement que nous situions au début de la pandémie COVID 19, lorsque le tourisme international s’est brutalement interrompu et que les habitants du pays ont dû se rabattre sur le tourisme local pour leurs vacances. Nos montagnes se sont brutalement retrouvées surpeuplées, par des gens qui n’avaient aucune idée de comment s’y comporter, et y ont causé des dégâts sans précédents : la nuisance sonore de leurs boom box, l’écrasement de la flore par leur matériel de camping excessif et leurs installations sauvages sur des sites préservés, leurs mises en danger par une surestimation de leurs compétences de randonneurs, la création de nouveaux sentiers au milieu de réserves naturelles, leurs exigences de restreindre ou même parfois piquer les patous car ils voulaient pouvoir traverser n’importe quelle pâture, même gardée, et que l’attaque du chien leur faisait simplement conclure que le chien était dangereux, les vaches qui sont devenues agressives et méfiantes à force de voir des touristes défiler dans leur pâture à longueur de journée avec un chien libre qui s’imagine chien de berger, y compris en période de vêlage… Les « nouveaux itinérants » sont venus dans nos monts, se sentant familiers avec notre environnement, savants de ses dangers et capables d’y évoluer après avoir lu quelques articles sur internet, sans avoir suivi la formation de savoir-être et de compétences que nos parents nous y ont dispensé, par osmose ou de façon un peu plus délibérée, pendant une dizaine d’années.
Quel bois brûler, où poser son camp, comment accrocher son hamac, choisir le sol où planter ses sardines, où trouver de l’eau, comment savoir qu’elle est bonne, quelles chaussures choisir et pour quel terrain, comment se comporter avec les troupeaux, quelles plantes éviter, comment cuisiner sur un feu… Tout ça, ce n’est pas du savoir magique qu’on peut absorber en deux semaines en lisant trois articles. Ce sont une série de savoirs mouvants et complexes, qui recouvrent tout un système vivant, auquel nous sommes tenus de nous intégrer avec respect lorsque nous y sommes de passage, plutôt que de l’exploiter comme une énième ressource à notre disposition. J’aimerais que les gens de passage qui viennent randonner une après-midi en montagne et se plaignent des patous qui les empêchent de passer où ils voudraient comprennent : le patou, il fait son boulot, il est chez lui. Pas toi. Toi, tu visites. Mais pas que toi, hein, moi aussi, je visite, et je ne vais pas l’empêcher de bosser, le patou.
Et c’est compliqué de tenir ce discours, d’avoir ce genre de posture, parce que je suis bien sûr consciente que sortir, aller dans la nature, se déplacer, avoir des vacances, c’est un droit universel et inaliénable dont jouit tout être humain, et quand mes itinérants de montagne rompus à la démerde et moi-même nous réunissons pour râler sur ces nouveaux arrivants, ça peut ressembler à du gatekeeping. Une part de moi est bel et bien mal à l’aise de vouloir garder la montagne pour nous, ses dévots de longue haleine. Mais au-delà du savoir-vivre dans la nature dont les nouveaux venus se présentent démunis, de la surfréquentation et des nuisances pour la faune et la flore, il y a d’autres enjeux, presque plus intimes encore.
En plein milieu de ma réflexion concernant la présente rédaction, j’ai commencé et terminé l’excellent « Rendre les coups« , écrit par Selim Derkaoui. C’est un livre d’environ 150 pages qui explore les liens entre la boxe anglaise et la lutte des classes, qui tape très juste et est extrêmement intéressant.
L’auteur y parle de ce besoin du corps opprimé de se maintenir en mouvement, de s’aiguiser, de gagner en force, comme pour se donner l’impression d’avoir le contrôle sur au moins un pan de sa vie, comme une forme de fuite en avant, aussi. Je me retrouve beaucoup dans cette description de l’urgence à bouger, qui je pense motive une grande partie de mon besoin d’itinérance, mais aussi de mon besoin de faire du sport, d’entretenir mon physique, de mon incapacité à rester en place et simplement me reposer : tant qu’on bouge on est fort, on est en puissance. Tant qu’on bouge on est solide et capable. Et personne ne peut nous retirer la réalité crue de nos corps : peu importe à quel point on m’opprime, je suis ça. Je suis cette montagne de muscles qui peut soutenir, supporter et soulever bien plus que ce que vous n’osez même pas rêver. Dans la vérité crue de ton corps, oppresseur, bourgeois, tu ne feras jamais le poids face à moi. Dans mon corps de femme réservée qui parle doucement et ne regarde jamais personne en face, il y a un mineur d’un mètre nonante qui toise son patron venu sur site de toute la largeur de ses épaules débordantes de son débardeur. Ce mineur est fier de pouvoir pousser un vélo chargé de matos sur des routes de montagne, fier de savoir allumer et entretenir un feu, fier de pouvoir retrouver son chemin au milieu de rien, fier de pouvoir trouver le sommeil dans l’inconfort d’une couchette sommaire, dans le froid d’une nuit sauvage inquiétante.
Le bouquin parle aussi de la gentrification de la boxe. En immersion, Selim Derkaoui se rend dans un club des beaux quartiers parisiens, un truc plein de néons et de musique techno à fond la caisse, où des jeunes cadres dynamiques sont invités à alterner entre des sessions de bootcamp et des sessions de frappe. Il en rapporte qu’ils ne font jamais de corps à corps, que toute forme de collectivité y disparait au profit d’un entrainement individualiste dont le seul but est de se dépenser et d’avoir « fait son sport ». La championne Aya Cissoko en rigole, non sans une pointe de mépris : il n’y a pas de danger, non plus, c’est de la boxe « pour de faux », ils en retirent tout le sang et la sueur. On dira un jour aux gamins de la cité de dégager des salles de boxe parce que leur présence importune les Charles-Henri « regardez comme ma vie est tragique je suis un combattant ».
Derkaoui propose rapidement la notion d’ « appropriation culturelle de classe » pour qualifier cette gentrification d’un sport par essence prolétaire, et je le remercie d’avoir trouvé le terme parfait pour décrire le malaise qui m’habite face aux « nouveaux itinérants », à vélo ou à pied. Comme si c’était fait exprès, il évoque au détour de sa réflexion le fait que 50% des français ne partent jamais en vacances, et cite dans une courte liste des occupations de ces prolétaires pour échapper au quotidien la pratique du camping. C’est ma foi vrai : nous campons parce que nous ne pouvons pas vous suivre à la Barbade, à New York ou au Japon. Mes forêts, mes montagnes et mon bord du Rhône étaient déserts parce que pendant les mois estivaux tout le monde roulait ou volait vers d’autres horizons, et j’avais mon monde à moi toute seule. L’itinérance était la seule forme de vacances qui m’était financièrement accessible. Et là où nous faisions du camping, ou acceptions une mission de berger pour quelques mois à la montagne, ou prenions la route à vélo, parce que nous n’avions pas les moyens de faire ce que tous les autres faisaient mais avions tout de même besoin de sortir un peu de notre quotidien à l’usine… Tout à coup nous ne pouvons plus y aller, parce que vous êtes là, à en gentrifier l’accès ou tout simplement à le détruire.
Prenons l’exemple de la haute montagne : les tarifs de la nuitée en refuge ont explosé ces dernières années. On peut parler du Mont Blanc, tellement pris d’assaut par le tourisme d’amateurs que les refuges sont constamment complets, ils se retrouvent à accueillir des touristes surnuméraires dans le sas d’entrée pour la nuit, et tellement d’inconscients se sont blessés en pensant pouvoir faire cette ascension les doigts dans le nez qu’ils ont mis en place des conditions strictes à base de permis et de certification très onéreux, ce qui fait que concrètement il n’y a plus que les personnes aisées qui ont le droit d’aller sur le Mont-Blanc. Les alpinistes passionnés mais modestes les en remercient…
Cet engouement pour l’itinérance n’est pas passé inaperçu du côté des marques qui se lancent dans la course à l’équipement le plus léger, compact, performant, et onéreux, poussant les moyenne-sup’ à changer constamment de matériel pour monter en gamme, et en prix. Les campings alignent leurs tarifs sur le plus offrant. Je ne compte plus les stages de « survie dans le monde sauvage » à 900 balles le weekend, les voyages à vélo organisés où on est OK à prendre des grands débutants pour rouler 50km par jour pendant une semaine, les offres de tourisme pédestre dans des zones où il faudrait avoir son brevet d’alpinisme… Tous ces acteurs ont une immense responsabilité dans ce désastre.
Du côté des communes et des états, on légifère de plus en plus serré face aux conduites aberrantes de ces nouveaux venus ignorants des bonnes pratiques, que ce soit par manque d’expérience ou par refus de se plier aux règles qui s’imposent au tout-venant : il est de plus en plus difficile de trouver des sites de bivouac gratuits en forêt, des foyers ou des zones où les feux sont autorisés, les espaces où il est possible de laisser son chien en liberté se font de plus en plus rares, même en pleine campagne, en forêt ou en montagne, merci à tous ceux qui se sont installés sur des terres arables ou sur des parterres de plantes sauvages ou dans le champ d’un mec sans rien lui demander, à tous ceux qui ont fait un feu n’importe où n’importe comment en cramant la moitié de la forêt, à tous ceux qui ont laissé leur chien courser la vache ou la biche parce que c’est rigolo il a bien le droit de se défouler c’est la nature.
Il y a peu de temps, un type m’a dit frontalement que ça ne se faisait pas de voyager en se faisant financer par la collectivité et que si tu n’avais pas les moyens de partir, de te payer le matériel et la bouffe et de participer à l’essor économique du lieu dans lequel tu te rends, peut-être que tu n’as pas le droit de partir. Je ne vais pas m’étendre mille ans sur ce que le tourisme inflige réellement à une économie locale, notamment ce que ça implique pour les populations précaires à cet endroit, je vais simplement relever que ça y est. Avec vos vélos à 4000 balles et vos sacs à viande en soie ultra compacts, vous êtes en train de gentrifier le dehors et de virer les classes laborieuses à coups de pieds au cul de ce qui était pour elles le seul loisir littéralement gratuit. Vous en êtes à nous dire frontalement, droit dans les yeux, sans la moindre gêne, que notre place n’est pas là et que nous ne méritons pas l’accès à ces espaces que vous nous avez subtilisés par colonisation.
Déjà que depuis que le mec-cis-blanc-de-classe-moyenne-sup’ s’est mis à aimer le metal, les étés de festival c’est fini pour moi vu que le moindre billet coûte désormais 150 balles, vous allez pas en plus me faire sortir du bois, si?
Et je n’utilise pas ce terme de « colonisation » à la légère, n’en déplaise à cet interlocuteur qui m’assénait que « tes voyages ne sont pas l’acte politique que tu pense » : les peuples pastoralistes et itinérants d’occident se sont fait lourdement réguler, parfois activement décimer, pour l’impardonnable faute d’avoir comme mode de vie ce que vous entendez aujourd’hui explorer comme pratique-loisir le temps d’une aventure. Ces populations, qui comptent par exemple les « gens du voyage » ou les Sami, se sont vus infliger de l’esclavage, de la déportation, de la ségrégation, des placements forcés, de la stérilisation forcée, des institutionnalisations, des restrictions d’accès à la scolarité, à l’emploi, à la santé… Parce qu’ils vivaient sur les routes. Certains d’entre nous, « hobo travelers » qui sommes aujourd’hui poussés dehors par les « nouveaux itinérants », sommes les enfants de ces sédentarisations forcées, qui trouvaient à travers ces pratiques un moyen de rester peu ou prou connectés avec leurs racines. On leur a retiré la route pour l’offrir en loisir aux bourgeois blancs bien-nés.
Alors, je ne vais pas te dire de « dégager de chez moi » parce que, comme je l’ai dit plus haut, tout le monde est légitime à revendiquer un accès à la nature et aux loisirs au coeur de celle-ci. Je dis depuis assez d’années que la terre est à tout le monde pour ne pas avoir envie d’être en complète incohérence avec moi-même. Je te dis simplement que si t’as envie de t’y mettre à cause de stories instagram qui te provoquent une bonne FOMO du clodo, prends conscience que les places sont comptées. Si t’entends l’appel de la route ne le réprime pas, je sais ce que c’est que de vivre avec ce besoin dans le ventre et de ne pas pouvoir l’assouvir, ça rend vide et malheureux, mais prépare-toi bien, apprends à faire les choses correctement, fais-toi accompagner d’un itinérant vétéran dans cet apprentissage, et par pitié évite de nous faire une « into the wild ».
Mais si t’en ressens pas le besoin et que t’as juste envie de suivre la hype, s’il te plaît reste chez toi. Au milieu des vidéos que j’ai compulsé en choisissant mon vélo, j’étais tombée sur le vlog d’une cycliste qui faisait de la compétition, donc une cycliste avec un bon niveau, qui avait décidé de tenter le coup. Dès le premier jour, et malgré une étape le soir chez des amis, elle se plaignait de la solitude ressentie. La première fois qu’elle a planté sa tente, c’était du camping sauvage sur un site privé en bord de route, sur de la végétation vivace, tout ce qu’il ne faut pas faire. La nuit venue elle était terrifiée, au point qu’elle n’en a presque pas dormi. Au terme de son voyage, clairement l’expérience lui avait pesé, surtout la dimension de l’isolement social. Malgré son bon niveau de cyclisme elle n’était pas du tout préparée aux implications du voyage, et c’était évident que tout ça ne lui allait pas. C’est quelque chose que personnellement je ne comprends pas. L’itinérance c’est un vrai mode de vie, même pour quelques jours, qui est exigeant et inconfortable, et tout le monde n’est pas taillé pour ça. Le prix à payer est trop lourd, pour toi comme pour l’endroit où tu vas te rendre, pour simplement succomber à un effet de mode si c’est pas pour toi. On est pas obligés de tous tout faire et ta vie ne sera pas ratée si t’as pas coché la case « partir en autonomie ». Personne ne t’en voudra de faire autre chose.
En conclusion, j’ai envie de te dire : Vagabond, voyageur, itinérant, pèlerin, vadrouilleur, choisis ton titre, mais n’oublie pas : tu pars avec une dette.
Une dette immense, et à plusieurs dimensions. Tu pars avec une dette envers la nature qui t’accueille. C’est de ton devoir de te former à la respecter. Suis les directives « leave no trace » , Ne fais pas de feux sur un site où ce n’est pas autorisé. Ne fais pas de camping sauvage. Je sais que c’est sexy, mais si nous sommes de plus en plus nombreux à s’autoriser des passe-droits pour ça, nous allons détruire les sites qui nous accueillent à la vitesse de la lumière. Attache ton chien dans les saisons de reproduction de la faune et quand tu traverses une pâture occupée. N’entre pas dans une pâture gardée par un patou. Évite de trop sortir des sentiers. Laisse ta putain de boom box à la maison. Apprends avec les gens qui savent, demande aux locaux.
Tu as une dette immense envers les autres voyageurs et la communauté. Fais tes premiers voyages avec quelqu’un qui a de l’expérience, Ne pars pas du principe que tu sais parce que tu as lu des trucs sur internet. Ne pars pas arrogant – il en va de ta survie. Dors en camping si tu ne te sens pas prêt à bivouaquer, que tu as peur du monde sauvage ou de mal dormir. Personne ne pensera que t’es un faible si tu fais ça. Au contraire, tout itinérant avec un minimum de bouteille te respectera infiniment plus si tu sais où tu dois t’arrêter. Y a pas de gloire à se casser la gueule dans un ravin ou se cogner des engelures. Sache renoncer si tu te rends compte que c’est pas ta came. C’est pas un échec de te respecter et de laisser ça à ceux qui y prennent vraiment plaisir. Et si tu me croises en montagne ou en forêt, fais comme avec les ours, ne t’approche pas à moins de dix mètres. Je ne suis pas là où je suis parce que j’ai envie de socialiser.
Et enfin, tu as une dette immense envers tous ceux qui ont dû quitter la route pour te la laisser. Si tu changes de tente pour en prendre une plus compacte et légère, essayes pas de revendre l’ancienne, refile-là à un mec à Calais qui s’est fait éventrer la sienne pendant une descente de police, ou au mec dont tu suspectes qu’il vit dans des chiottes publiques parce que tu vois parfois son costume pour les entretiens d’embauche accroché à une porte. Si t’es prêt à accueillir un voyageur le temps d’un repas et d’une nuit, t’es prêt à aller donner de ton temps à une soupe populaire et à faire un don aux refuges pour les sans-abris. Si t’as assez de terrain pour aménager une aire d’accueil pour les cyclotouristes, tu peux aussi l’ouvrir aux gens du voyage (et si cette idée te bloque, demande-toi quel genre de biais raciste est en train de t’en empêcher). Et si tu discutes avec une personne précaire qui voudrait partir mais qui peut pas, ravale bien ton élitisme et propose-lui de lui prêter ou donner ton matos ou de l’aider à trouver des combines pour en trouver à sa portée.
Une autre de ces « Lex Peregrinorum », qui avait court en Allemagne, celle-ci, statuait « Una pax omnibus necessarius est », autrement dit « une même paix est nécessaire pour tout le monde ». Elle prévoyait que tout voyageur, peu importe le motif de son itinérance, pas seulement les pèlerins, devait être garanti d’une même protection contre les violences civiles ou d’état. Toi je sais pas ce que t’en penses, mais en ce qui me concerne, je suis convaincue que la plus grande des dettes du voyageur c’est la solidarité et l’entraide avec les autres itinérants, quelle que soit la raison de leur itinérance. Ça va finir sur un patch, et le patch sur mon matos de voyage.
Bonne route!

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