J’avais sept ans le jour où on m’a mise dans une salle pleine d’instruments de musique avec d’autres enfants et qu’on m’a dit « choisis ton arme ». Les autres se sont dirigés assez naturellement vers les instruments qui ont une aura de rockstar, guitare ou batterie. Moi je suis allée droit vers la basse. Je ne me suis pas rabattue sur cet instrument par dépit parce que les autres étaient pris; je l’entendais à travers mon corps, pas mes oreilles. Je pouvais la sentir. J’ai été conquise.
J’avais encore sept ans lorsqu’on m’a offert ma première basse. J’avais accroché tellement fort que la question ne s’est pas posée longtemps. C’est sur un marché aux puces qu’elle m’a trouvée. Je n’ai jamais réfléchi à la pertinence ou non de baptiser un instrument de musique, à ce que ça signifiait, à la symbolique derrière le nom choisi. Il s’est juste imposé à moi parce que c’est ce qu’elle apportait dans ma vie. Joy était objectivement une « pelle », un instrument bas de gamme, une Cyclone d’EKS, une obscure marque japonaise, du milieu des années 80. Elle avait des spécifications assez uniques, cependant : probablement issue de reliquats d’une chaîne de montage de guitares, la tête du manche avait ce profil étroit typique des Jackson, le manche fin un profil « slim tapper » plutôt rarissime sur le marché à cette époque, le frettage extrêmement bas et la touche en palissandre était d’une précision surprenante. Le corps avait bel et bien un profil de P-Bass, mais les cavités des micros étaient taillées pour une paire de Humbuckers de type Les Paul… Un bassiste professionnel de ma connaissance s’était épris de l’instrument et m’avait dégotté une paire de ‘buckers bobinés sur mesure pour ma bête, si bien que je ne me souviens plus de son son originel, mais de cette voix équilibrée et précise, plus claire que celle de la plupart des basses, qui me hante encore à ce jour. Joy chantait, donnait voix à mes émotions, et a sans doute contribué largement, avec son profil atypique, à ce que je développe un style de jeu tout aussi atypique.
De temps en temps, elle était en rade. De toute évidence, de temps en temps, tous les instruments sont en rade. Il fallait régler le manche, refaire les soudures, nettoyer la touche, bref, la faire passer en révision. Ces quelques heures ou jours où elle se retrouvait « sur le bench », c’était comme si un de mes proches était sur la table d’opération pour une chirurgie lourde. J’avais peur, elle me manquait, j’étais inconsolable. J’ai donc craqué ma tirelire de préado pour lui acheter une seconde, juste pour ça, pour les moments où elle était en rade. Une Squier japonaise de 84 plus qu’honorable, mais un peu abimée par son précédent propriétaire, à laquelle j’étais loin de vouer la même déférence qu’à Joy, et qui s’est vue affligée du sobriquet de « butoir de porte ». Je ne l’aimais pas beaucoup, mon jeu avait déjà été passablement formaté par le manche particulier de Joy, et le profil Fender, « fat » s’il en est, avec ses grosses frettes et son sillet tellement large et ses cases immenses, me paraissait injouable. Elle est donc restée là en réserve avec sa peinture craquée, jusqu’à ce que je la prête à une connaissance qui me l’a rendue des mois trop tard avec le sillet pété et le manche fissuré, puis elle est restée là à faire butoir de porte avec le sillet pété et le manche fissuré. La pauvre.
Après vingt ans de loyaux services, Joy s’est mise à sonner faux. Quelqu’un a tenté de décoller sa touche à l’aide d’un tournevis et me l’a laissée comme ça, avec cette pièce de palissandre voilée et un jour de quelques millimètres entre le manche et la touche, à la hauteur de la tête, impossible à jouer. J’étais anéantie. J’ai couru chez un luthier, qui m’a répondu que l’investissement n’en valait pas la peine et qu’il fallait que je me trouve un nouvel instrument. C’était un peu comme si un véto m’avait dit « oui, c’est votre compagnon, ce chien, mais il n’a pas de pedigree, ça vaut pas la peine de soigner un bâtard »…
Alors j’ai décidé de la réparer moi-même. Et de réparer le butoir de porte, dans la foulée.
Après décapage et ponçage, sans surprise, la Squier s’est révélée être un corps de frêne massif en trois panneaux. Là encore Joy m’a réservé des surprises… Impossible d’identifier son essence, un bois clair veiné de rose très vif, lourd et très dense, qui prend une jolie teinte caramélisée une fois verni. Deux ébénistes sont restés aussi perplexe que je le suis; vu l’origine géographique de l’instrument, le plus vraisemblable semble être du Sen.
Le corps de la Squier était franchement dans un état parfait, sous ses éclats de peinture et une couche absurdement épaisse de primer synthétique. Ça aurait été dommage de ne pas mettre en valeur ces veinures très prononcées, elle a donc hérité de quatre couches de teinture noire poncées, puis d’un vernis mat.
Le boulot sur Joy a été un peu plus délicat. Le ponçage a généré un éclat près de la poche du manche, qu’il a fallu précautionneusement re-sculpter. Quant à la peinture, le projet était un peu plus…
… Personnel, précis et compliqué.
Peinture et vernis mat sont du PU bicomposant, le design a été transféré au papier carbone puis peint à main levée, les tranches puis le vernis appliqués à la main également. Il y a une dizaine de couches de peinture successives, puis une dizaine d’autres de vernis.
Les deux manches d’origine étaient fissurés, éclatés, décollés, voilés… Après tant de mauvais traitements, j’ai décidé qu’elles en méritaient des nouveaux. La Squier a hérité d’un manche en érable avec touche de palissandre et un profil Fender classique. Pour Joy, j’ai décidé de sauter le pas de la fretless, avec un manche en érable avec une touche en ébène avec deux tiges de renfort en graphite histoire de ne pas la rendre plus légère, et en forme d’hommage à ses origines, un profil « slim tapper » et un sillet étroit.
Bien sûr, toutes les deux ont eu droit à de nouvelles mécaniques et un nouveau jeu de micros : une paire de Seymour Duncan super agressifs pour la P-bass, histoire de lui donner une bonne attaque et un son clair qui claque bien, et pour Joy une paire de humbuckers sur mesure bobinés main, bien équilibrés, pour un son rond et clair proche de l’original. Pour cette dernière, je n’ai pas réussi à me décider entre un montage en série et un montage en parallèle, je l’ai donc équipée de potards « push-pull » pour pouvoir faire les deux, et je lui ai mis des cordes ‘nylon wound’ pour arrondir encore les notes et lui donner un caractère proche de celui d’une contrebasse.
Au final, le ‘butoir de porte’ se retrouve avec un look un peu glam, plus brillant que ce que j’imaginais au départ mais franchement sexy – et un nouveau nom un peu plus à la hauteur de ce qu’elle dégage avec son nouvel habillage et son son de hache de guerre : Mór-Ríoghain prend sa place auprès de mes autres déesses dans mon petit panthéon perso
Quant à mon premier amour, qui n’a désormais plus rien d’une pelle mais tout d’un bateau de Thésée, elle pourrait difficilement être plus proche de la basse de mes rêves…
Et si entre nous c’est toujours Joy que je joue, officiellement elle s’est vue affublée du petit sobriquet de ‘Meta’, petit mot d’esprit de nerd de l’étymologie qui lui sied à ravir:
Élém. tiré de μ ε τ α ́ prép. et adv. gr. «au milieu (de), avec, après», entrant dans la constr. de nombreux mots sav. dans lesquels il exprime la succession, le changement, la participation. Les mots constr. sont le plus souvent des subst. qui peuvent générer des adj. dérivés.
Pour les curieux, la molécule qui s’étire entre les potards de la demoiselle est la formule chimique de la mélatonine, l’hormone du sommeil, et le texte sur la courbe d’aisance dit « You know about the fire people carry inside, don’t you? »
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