Onirisme #3

J’aimerais savoir ce qui se passe dans vos tĂŞtes au moment oĂą vous vous endormez, si vous aussi vous connaissez ce glissement imperceptible de votre pensĂ©e de l’ordinaire vers l’incohĂ©rence, une douce dĂ©gringolade dont vous ne pourriez mettre le doigt prĂ©cisĂ©ment sur le point de dĂ©part, et si on vous interroge Ă  ce moment-lĂ , vous produisez un discours incohĂ©rent et dĂ©cousu.

Moi je me mets Ă  composer de la musique. Pas toujours très bonne, d’ailleurs. Toute ma vie, j’ai eu Ă  faire ce choix d’embrasser le caractère Ă©phĂ©mère de ces pièces et de m’endormir, ou de cĂ©der Ă  la frustration et me faire une insomnie musicale. C’est le seul cas pour lequel je me suis parfois dit que je voudrais un implant, si seulement il Ă©tait possible de dĂ©chiffrer la musique dans mes pensĂ©es! Et d’en prendre rapidement note avant qu’elle ne s’Ă©vanouisse – car oui, mĂŞme si je me lève pour Ă©crire, ces pièces contiennent en gĂ©nĂ©ral une dizaine d’instruments et toute une progression, et le temps que j’Ă©crive une ligne, les autres s’Ă©rodent…

Je suppose que c’est un apprentissage radical – et continu – du lâcher-prise.

Je me demande si beaucoup de compositeurs Ă©crivent comme ça, en retranscrivant ce qui leur vient en rĂŞve. Je ne pense pas, Ă  l’Ă©coute des grands classiques je peux discerner la logique derrière la construction, comme une dĂ©monstration mathĂ©matique : Ă©criture modale, progressions, transpositions, tout semble conscient et dĂ©libĂ©rĂ©, comme on dĂ©roule une Ă©quation. La musique que je compose quand je m’endors est très diffĂ©rente de celle que j’Ă©cris Ă©veillĂ©e : elle comporte en gĂ©nĂ©ral plusieurs violons, est bien plus Ă©pique et Ă©motionnelle. Elle progresse un peu comme un champignon : en sinuant, diaphane, dans l’obscuritĂ©, prenant des formes inattendues et des couleurs surprenantes, et parfois un peu inquiĂ©tantes.

En Ă©crivant ces lignes je me souviens subitement que ce phĂ©nomène s’est parfois produit durant les premiers jours d’une relation, ou une rupture sentimentale, ou un deuil, ou l’adoption d’un animal – pas quelques jours après, mais sur le moment mĂŞme. Explosion fugace impossible Ă  saisir et qui me laissera pourtant Ă  vie le souvenir d’une Ă©motion, d’une impression : retour des violons.

Cette nuit, j’ai rĂŞvĂ© que j’avais achetĂ© une maison qui n’en finissait plus d’ĂŞtre immense. Elle avait une dĂ©pendance contenant une grande cuisine ouverte accolĂ©e Ă  une pièce Ă  vivre aux murs jaunes avec une cheminĂ©e en pierre Ă  foyer ouvert et quelques moulures au plafond, oĂą je mourrais d’envie d’installer une chauffeuse et deux fauteuils crapaud. Entre les deux espaces, le mur du fond Ă©tait ouvert par une porte, qui donnait sur un hall aux murs tendus de velours d’un pourpre profond, contenant deux ascenseurs se faisant face. Ă€ cĂ´tĂ© de l’ascenseur du fond, une autre porte Ă  battants ouvrait sur une petite salle de cinĂ©ma avec un balcon. J’ai imaginĂ© qu’on accĂ©dait au balcon par les ascenseurs, mais le premier que j’ai pris m’a amenĂ©e vers un hall encore plus grand, avec un escalier Ă  refends, oĂą de gigantesques portes battantes ouvraient sur une salle de spectacle, identique en tous points Ă  la salle de cinĂ©ma en-dessous, Ă  l’exception de la scène qui se substituait Ă  l’Ă©cran. Un acteur en queue-de-pie a l’air guindĂ© et son petit public en grande mise m’ont jetĂ© un regard dĂ©sapprobateur et je suis retournĂ©e dans le grand hall. En face de l’escalier, un escalator descendait dans ce qui ressemblait Ă  un centre commercial, mais j’ai dĂ©cidĂ© de ne pas explorer cette partie de la maison. Je suis retournĂ©e Ă  l’ascenseur, suis redescendue dans le hall du cinĂ©ma, ai pris l’autre ascenseur et suis parvenue Ă  accĂ©der au balcon du cinĂ©ma, qui comptait 21, 23 ou 27 sièges – chaque dĂ©compte m’a donnĂ© un rĂ©sultat diffĂ©rent (et ce n’est pas une caractĂ©ristique propre au rĂŞve, c’est comme ça que je compte). Je ne sais pas combien de sièges comportait la salle, juste que je voulais organiser une projection d’Akira oĂą inviter tout le monde.

Dans un coin du jardin, sur un petit ilot de gazon Ă  la croisĂ©e de deux chemins, il y avait un cimetière de tables de travail Ă  l’anatomie un peu particulière. Probablement des meubles industriels, Ă  cause de leurs armatures en mĂ©tal colorĂ©es, certaines rouge-orangĂ©es, d’autres bleues, elles avaient un plateau large, un mètre vingt ou un mètre cinquante, mais très peu profond, probablement quarante ou cinquante centimètres. Ă€ environ vingt centimètres de hauteur du plateau, soutenu par la structure en mĂ©tal, il y avait un second plateau, de la longueur totale de la table, mais probablement pas plus profond que quinze Ă  vingt centimètres et inclinĂ© de 45°, la pente dirigĂ©e vers l’utilisateur. Il y avait cinq ou six de ces bureaux, la plupart des plateaux Ă©taient vermoulus et cassĂ©s. J’ai pensĂ© les rĂ©nover, mais pour en faire quoi exactement?

Dans ces dĂ©combres il y avait aussi un vieux moog et en le voyant j’ai pensĂ© « mon dieu mais je suis lĂ  depuis trois jours, il n’a pas arrĂŞtĂ© de pleuvoir, il doit ĂŞtre complètement foutu », mais il s’allumait parfaitement, alors j’ai jouĂ© quelques notes, dĂ©sĹ“uvrĂ©e.

Ces temps, je suis en perpĂ©tuel manque de sommeil, parce que mes chats font les cons la nuit jusqu’Ă  pas d’heure et me rĂ©veillent le matin Ă  heure prĂ©cise. J’ai rarement plus de six ou sept heures de sommeil, il m’en manque une chaque nuit, c’est un peu comme rogner petit Ă  petit la tranche d’une pièce pour en fondre une nouvelle, sauf que connaissant mes chats, je ne verrai jamais la couleur de l’argent. Pico-le-chien, discret et diplomate, me rĂ©veille en marchant. Il fait les cent pas dans la pièce, ses griffes cliquetant sur le parquet, tic tic tic tic, jusqu’Ă  ce que je finisse par ĂŞtre obligĂ©e de sortir ma tĂŞte de mon sĂ©ant, lĂ©gèrement agacĂ©e par ce ballet. Le chat Murai est un chat. Il prend simplement tout son Ă©lan pour me sauter dessus Ă  pieds joints jusqu’Ă  ce que je ne puisse plus me rendormir, et puis il se blottit contre moi pour me câliner.

Aucun enjeu, une simple tranche de vie, quelques notes oublieuses tendues vers un objet distant, une petite exploration architecturale impossible, un peu de mĂ©lancolie peut-ĂŞtre. C’est doux, aussi, aucun enjeu.

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3 rĂ©ponses Ă  “Onirisme #3”

  1. Avatar de Ă–lbaum

    @Morayner Ça ne fait que quelques années que je suis conscient que je m’endors, souvent. Je me rends compte que le train de mes pensées a de moins en moins de sens (mais toujours plus que ceux des CFF,) et ma voix interne secondaire (celle qui est silencieuse dans ma tête, en plus d’en vrai, et ne compte pas comme « penser ») se dit « chouette, je suis en train de m’endormir.

    1. Avatar de Morayner Blacksmith

      t’as une voix qui parle dans ta tĂŞte, toi? c’est si foreign pour moi comme expĂ©rience… mais je suis contente de voir quelqu’un d’autre parler d’avoir conscience de cette autre strate silencieuse, mĂŞme si je vois pas trop ce que tu veux dire par « ne compte pas comme ‘penser’ »

  2. Avatar de Geobomatic

    Les seuls moments oĂą je me rends compte que je m’endors, c’est quand je me fais rĂ©veiller par mes ronflements… ^^’

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